Refusant la nostalgie d’un passé traditionnel mais cherchant à construire un futur ancré dans les cultures locales, l’essayiste sénégalais dénonce l’aliénation intellectuelle des élites qui pensent le continent à l’aune du modèle occidental.
Économiste, philosophe, musicien, éditeur et libraire aux côtés de Boubacar Boris Diop et de Nafissatou Dia Diouf, Felwine Sarr n’est jamais là où on l’attend. Qui aurait la paresse de le qualifier de penseur africain découvrirait au fil de ses ouvrages un défenseur exigeant de l’universel. Qui en conclurait hâtivement que le natif de Niodior a rompu avec ses racines serait étonné de lire dans Afrotopia ses arguments en faveur du « spécifiquement africain ». C’est que Felwine Sarr est un libre penseur et un indiscipliné. Un homme qui remet en question les connaissances établies et les certitudes, un intellectuel dont la pensée se situe à la croisée des savoirs disciplinaires et dont la réflexion cultive un champ des possibles fertile.
Dans son dernier essai, le Sénégalais entend fonder une « utopie active », celle d’une Afrique qui « réalise ses potentialités heureuses ». Il s’agit là d’un « projet de civilisation qui met l’homme au cœur de ses préoccupations en proposant un meilleur équilibre entre les différents ordres : l’économique, le culturel, le spirituel ». Mais pour ce faire, prévient Felwine Sarr, il faut parvenir à se libérer de la domination mentale et intellectuelle occidentale afin d’ancrer ce projet dans les cultures locales. Loin d’être un repli identitaire, c’est à cette seule condition, explique-t-il, que chacun pourra se réaliser pleinement, que l’on construira « des sociétés qui font sens pour ceux qui les habitent » et que le continent pourra être « coproducteur et cohéritier du patrimoine intellectuel et culturel de toute l’humanité ». Une position qui l’amène à revoir entre autres les notions de développement, de progrès, d’économie informelle, de richesse, de modernité, de créolité, de démocratie… Autant de thèmes qui font débat.
Jeune Afrique : Avec Afrotopia, vous appelez à transformer positivement les sociétés africaines pour mettre l’homme au cœur d’un projet de civilisation. Comment les citoyens peuvent-ils s’emparer de leur propre destin ?
Felwine Sarr : Pour qu’ils puissent exercer un contrôle sur la gestion de la cité, sur les orientations à prendre et sur le sens qui est donné à l’aventure collective, la révolution devra être intelligente. Cela suppose une réelle réflexion sur le type de citoyen que l’on forme et que la société, l’école, l’université, la culture en règle générale produisent. Prenons le temps de réfléchir à qui l’on est et surtout à qui l’on veut devenir. Et revoyons l’éducation, les savoirs et la manière dont on les transmet.
Faut-il, par exemple, que les enseignements se fassent dans les langues locales ?
C’est fondamental. Des expériences menées au Sénégal montrent que si les enfants apprennent en wolof, en peul ou en sérère, ils sont plus performants que les autres, y compris en français et en anglais. Si l’on veut que l’enseignement se fasse dans nos langues, cela nécessite au préalable un travail de traduction des concepts et la mise à disposition d’outils didactiques (ouvrages, dictionnaires…) pour que les langues soient prêtes à accueillir ces savoirs. Le politique n’a pas pris la mesure des enjeux ni de l’importance de ne pas obliger nos jeunes enfants à faire le détour par une langue étrangère pour acquérir un savoir universel.
Il faut faire preuve de créativité en observant les dynamiques géographiques et linguistiques
Mais comment s’y prendre dans les pays où il n’y a pas de langue dominante ?
Il faut faire preuve de créativité en observant les dynamiques géographiques et linguistiques. En Afrique de l’Ouest, il y a plus de 30 millions de Peuls. Le peul pourrait être une langue véhiculaire tout comme le kiswahili en Afrique centrale, le lingala en RD Congo, le yoruba et le haoussa autour du Nigeria. Nous apprenons bien l’anglais, le français, l’arabe, le chinois tout en étant africains. Pourquoi ne pourrions-nous pas apprendre le kiswahili ?
Vous appelez à une décolonisation des savoirs, tout comme l’ont fait nombre de philosophes dans les années 1970. Est-ce à dire que depuis rien n’a changé ?
Absolument rien ! Je suis désolé d’être aussi radical. Ça reste une proposition théorique que l’on aime reprendre dans des colloques autour du décentrement épistémologique, mais les cadres théoriques de la recherche sont les mêmes, les disciplines également. Nous répétons les mêmes antiennes, les mêmes auteurs, les mêmes réflexes bien que nous voyions que la réalité que nous appréhendons est changeante. Regardons nos universités, ce sont les mêmes que celles laissées par le colon. Il n’y a aucune innovation.