JAAN CI PAX OU LES INCONNUES D’UN SCRUTIN.

Par Bassirou S. NDIAYE

A quelques mois du crucial rendez-vous pour la conquête et/ou de la reconquête de la couronne, les gradins de l’hippodrome Anta Mbakkhar restent désespérément vides à Ndoumbélaan où seuls les protagonistes s’agitent et s’invectivent. L’opposition politique se désole que Goorgorlu, pour qui elle prétend lutter, tarde à rallier son combat, tandis que le Gladiateur et ses partisans se réjouissent, assurés que cette opposition « réduite à sa plus simple expression » ne mobilise plus.

Tout donne l’impression, en effet, que la confrontation entre les deux camps se jouera strictement entre politiques, comme dans un duel singulier sur un ring. Pourquoi ne miserait-on pas alors plus logiquement sur le Gladiateur, légalement et illégalement à l’abri derrière tous les instruments de pouvoir, et majoritairement en complicité avec tous les pouvoirs ? Bien sûr, depuis la victoire historique d’un tocard, les grands parieurs de Ndoumbélaan, manifestent une prudence bien calculée. Non seulement ils misent sur plusieurs favoris, mais attendent toujours au dernier moment, c’est-à-dire à la sortie du dernier virage de Sangamar tant redouté par le porteur de la couronne.

Heureusement que cette situation n’est que l’avant-première d’une pièce dont les principaux acteurs se préparent derrière les coulisses. Il faudra donc bien compter avec Goorgorlu l’acteur principal, compter et peut être contester les chiffres fictifs ou réels exprimés en faveur de chaque camp, avant la proclamation de la victoire. Evidemment, la liberté pour tous de voter, la sécurité de l’expression de chacun, la manière de compter, de valider ou de rejeter seront autant de facteurs à prendre en compte.

L’instantané des face-à-face autorisés, tolérés ou interdits pour « menace de trouble à l’ordre public », traduit-il le climat social et politique du royaume ? Goorgorlu rechigne-t-il à manifester avec l’opposition ou refuse-t-il de se mobiliser contre le Gladiateur et son pouvoir ? D’un côté comme de l’autre, une telle lecture est fausse ou plutôt biaisée. Les prismes partisans déforment une réalité sociologique beaucoup plus complexe qui ne prend pas en compte les coûts économiques et sociaux d’une mobilisation, largement au-dessus des capacités de notre héros national.

Plus préoccupé par la recherche de la DQ, les mobiles annoncés des manifestations n’épousent pas toujours directement les soucis ponctuels de Goorgorlu. Faut-il rappeler que lui aussi ne sent pas toujours à ses côtés cette opposition lorsqu’il parle de ses forages en panne, de ses récoltes invendues, des abris provisoires réservés à ses enfants dans des recoins perdus, sans eau, sans électricité et sans sanitaires, de la misère de son quotidien de privation de … Tout.

  • Dénoncer le bilan jugé négatif du Gladiateur, pour son incompétence ou ses choix politiques et économiques anti patriotiques par l’opposition, est-il sociologiquement suffisant pour justifier une présence physique, équivalant pour Goorgorlu et les siens à une journée de grève de la faim ?
  • Une virgule dans une phrase, un mot de plus ou de moins frauduleusement inséré ou illégalement soustrait d’un texte écrit dans une langue qu’il ne comprend pas, peut-il l’inciter à sacrifier une journée au détriment de la quête de la DQ pour marcher ?
  • Comment pourrait-il se payer ce week-end dans un hôtel en bord de mer, annoncé à grand renfort par un opposant repu, derrière les vitres teintées de sa 8×8, pour discuter de stratégies pour déboulonner un roi et mettre un autre à sa place ?
  • L’opposition ne développe-t-elle pas plus de stratégies pour enrôler Goorgorlu à sa cause, que de solidarité pour se mettre à ses côtés ?
  • Les conditions qui le rendent vulnérable aux appels assaisonnés de teeshirts, de transport gratuit et de pécules, avec l’assurance de ne pas être gazé, ne sont pas exclusivement imputables au pouvoir. C’est d’abord le quotient du partage inéquitable des biens de la nation, où les leaders de l’opposition sont bien loin d’avoir une portion congrue. C’est ensuite le résultat des mutations des valeurs africaines de partage et de solidarité, phagocytées par la culture capitaliste et libérale. C’est là, une donnée avec laquelle il faudra compter, sans le juger.

La déception perceptible de certains acteurs politiques à ne pas sentir Goorgorlu à leurs côtés n’est pourtant pas un phénomène nouveau. Le légendaire révolutionnaire historique Ernesto Che Guevara en a fait allusion dans « œuvre de guerre », alors que plus tragiquement, les combattants même venus d’ailleurs, mettaient en jeu leurs vies au service de populations qui ne leur apportaient aucune aide et parfois n’hésitaient à les dénoncer… pour une bouchée de pain. Mais lorsqu’une cause est acceptée, l’honneur de la servir devrait l’emporter sur la manière et les fruits qu’on peut en tirer pour soi.

Le combat politique peut être parfois cruel, ressembler à l’interminable mais oh combien passionnant travail de Sisyphe. C’est un choix à faire, un idéal à épouser et à assumer. Que vous soyez rejoint à partir de la base ou du sommet, que vous soyez en phase ascendante ou descendante, seuls ceux qui croient en votre philosophie et ceux qui vous admirent pour ce que vous êtes et ce que vous faites, resteront à vos côtés. Nelson Mandela qui avait un idéal, pour lequel il était prêt à vivre et à mourir, savait ne pas avoir tout le peuple derrière lui. Il devait même composer avec l’incompréhensible position du parti Inkhata Zoulou dont le rôle était loin d’être passif dans la lutte contre l’apartheid.

Ceux qui nous inspirent, ceux qui font notre fierté nationale, ne sont pas toujours des vainqueurs de combats politiques, économiques ou militaires, mais plus souvent des hommes et des femmes tombés au champ d’honneur pour défendre la patrie. Nos libertés démocratiques qui nous paraissent naturelles, ont été conquises par d’anonymes pionniers aujourd’hui méconnus, et qui n’attendaient rien de personne.  « Nous n’avons aucun mérite pour avoir fait ce que nous avons fait, parce que nous étions les seuls à pouvoir le faire quand il fallait le faire ». (Seydou Cissokho, SG, PIT).

La lutte politique ne devient un algorithme logique qu’au soir des victoires, et seulement parce qu’elle est racontée par les enjoliveurs de l’histoire. Avant ces moments de gloire que chaque peuple se remémore et range avec fierté dans son musée nationale, elle a besoin de mues, d’innocentes victimes, de houles et de marées, etc., d’incommensurables souffrances physiques et morales, d’incompréhensibles reculs, quand le but qui semblait pourtant si proche, recule inexplicablement comme un mirage dans un désert.

Se tailler dans la lutte une place de héros en refusant le titre de martyr, c’est considérer Goorgorlu comme de la chair à canon, un tirailleur destiné aux premières lignes du front. Combien des nôtres se sont réjoui des indépendances après avoir largement profité de la colonisation ? Combien seront-ils demain à dire qu’ils ne savaient pas l’importance des enjeux actuels de la lutte portée par des volontaires ? Peut-on tolérer alors que l’avant-garde abdique au motif idéaliste que Goorgorlu n’a pas compris ou pris part physiquement au combat … à temps ? Restons humbles, parce que nous n’avons pas le monopole de la vérité. Inscrivons notre action au-delà de nos humeurs conjoncturelles, pour inspirer les générations actuelles et futures. « Peu nous importe que survienne la mort, pourvu que d’autres bras se lèvent pour empoigner nos armes et que d’autres voix entonnent notre cri de guerre » (Ernesto Che Guevara).

 

BANDIA, AVRIL  2018

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