
Thème 3 : Bilan de la lutte du Parti africain de l’indépendance (Pai)
Le Parti africain de l’indépendance (Pai) : un parti marxiste écartelé entre le nationalisme révolutionnaire et la récidive social-démocrate
Résumé : Le bilan de la lutte du Parti africain de l’indépendance (Pai), qui a proclamé son manifeste en septembre 1957 est désastreux sous bien des rapports. Son baptême de feu, le referendum du 28 septembre 1958 au cours duquel il a fait une campagne tumultueuse pour le Non a été une défaite électorale partagée, il est vrai, avec ses alliés de circonstances, les organisations de masses affiliées au parti de gouvernement de l’autonomie interne, l’Union progressiste sénégalaise (Ups). Quand contre toute attente l’indépendance est octroyée, le pouvoir d’Etat utilisera toute sa nouvelle puissance pour le réduire à néant : l’occasion lui en sera donnée par les élections municipales partielles la ville de Saint-Louis considérée comme son fief politique en juillet 1960. Les combats de rues occasionnés par les fraudes du parti gouvernemental fournissent aux autorités sénégalaises de la Fédération du Mali le prétexte de sa dissolution administrative dans un contexte politique qui ne lui était pourtant pas objectivement défavorable.
L’entrée en clandestinité à cause de la répression qui s’abat sur ses cadres est certainement la période la plus controversée. Les conditions de cette entrée en clandestinité elles-mêmes sont fort discutées, l’organisation politique ayant été contrainte plutôt qu’elle n’a décidé d’une stratégie. Ainsi certains cadres n’auraient pas attendu de mot d’ordre. Alors commence le processus de désagrégation du parti réduit à un cloisonnement de ses structures et à l’apparition de fractions partagées entre les différents chefs historiques : le premier vice-président Mbaye Niang et les dirigeants du comité provisoire le Docteur Amath Ba, et Abdou Kane et la direction extérieure assumée par Majhmout Diop. La répression d’Etat est de nouveau exacerbée par la découverte de préparatifs par la direction du parti d’une insurrection armée avec notamment une trentaine de cadres envoyés en formation militaire à Cuba.
Le régime de Senghor soucieux de la réussite du Festival mondial des arts nègres en perspective, procède à des arrestations qui montrent par ailleurs l’ampleur de l’engagement de larges secteurs de la petite bourgeoisie urbaine et des intellectuels dans la lutte du Parti africain de l’indépendance. C’est le temps des reniements, des défections et des retournements divers mais aussi de l’abnégation et de la persévérance dans l’épreuve. Une des dissidences voit naître la même année le Parti communiste sénégalais (Pcs), créé par le sociologue Samba Ndiaye, un des dirigeants les plus déterminés qui prend ainsi fait et cause pour Pékin dans le schisme qui va déchirer et affaiblir à jamais le camp socialiste. Mais certainement cette scission a des causes internes plus profondes et est en soit un bilan d’étape de la manière dont la direction mène le parti et que nous tenterons de discuter.
Autant qu’il sera intéressant de voir comment la tendance qui se formera autour de Seydou Cissokho réussira à exclure toutes les autres en compétition sous divers sigles du Pai, et à conserver le parti sous la férule d’une direction intérieure qui aura le mérite insigne de le ramener à la légalité. Cette fraction interne, qui concédera le sigle historique à Majhmout Diop à son retour, aura participé avec ténacité aux batailles politiques et sociales les plus dures de l’ère senghorienne. Les conditions de retour de Majhmout Diop seront elles aussi pesées tant elles semblent déterminantes dans l’accentuation de la dispersion des organisations marxistes qui dérivent en majorité du Parti africain de l’indépendance (Pai). Les discussions ultérieures initiées sous la quête d’une improbable « unité des marxistes » entre les deux fractions du Pai, la Ligue démocratique (Ld) et le Groupe révolutionnaire (Gr) ne verront que l’intégration précipitée et éphémère au «Pai-Majh » d’une fraction dite marxiste-léniniste de la Ld, menée par le professeur de philosophie Moussa Kane.
Dans l’étude qui va suivre, nous allons discuter le contexte d’émergence du Pai, à contre-courant du regroupement des partis de la gauche sénégalaise et de la tendance générale tracée par le mouvement communiste international selon laquelle «La libération des colonies n’était possible qu’avec la libération de la classe ouvrière des métropoles». (1) La question qui se dégage est alors de savoir si la création du Pai était une nécessité historique. En second point nous étudierons sa stratégie et sa tactique des alliances nationales rendues complexes par l’existence d’organisations politiques se réclamant comme lui du marxisme-léninisme. Alors que sa lutte le mène vers l’indépendance nationale dans l’opposition et très tôt vers la dissolution, la troisième partie de cette étude évalue le bilan de sa survie dans la clandestinité jusqu’à l’ouverture démocratique dont la quatrième partie décrit les avatars. Les perspectives, partant de tout ce qui précède, envisage les conditions de la poursuite du combat politique du Pai alors qu’il est désormais morcelé en plusieurs organisations et individualités de gauche, voire d’extrême gauche.
- La création du Parti africain de l’indépendance, une nécessité historique ?
Le bilan de la lutte du Parti africain de l’indépendance ne saurait de notre point de vue occulter les circonstances et les conditions de son émergence sur le champ politique national et international. En effet, le Pai n’est pas le premier ni le seul parti de gauche se réclamant du marxisme-léninisme. L’Union démocratique sénégalaise (Uds) comme presque toutes les sections du Rassemblement démocratique africain (Rda) est issue des Groupes d’études communistes (Gec) que la section coloniale du Parti Communiste français (Pcf) contribua à installer dans les différents territoires d’Afrique Noire et du Pacifique, de 1943 à 1951. (Suret-Canale, 1994)
Le Pai profita donc de la dissémination de l’idéologie marxiste dans le milieu des intellectuels africains par les communistes français et les groupes d’études. Ses membres fondateurs sont pour la plupart des anciens étudiants affiliés à la section de France du Rassemblement démocratique africain (Rda). Cela aura-il un impact négatif sur l’évolution future du parti ? Il semble que cette direction politique émergente n’était pas suffisamment imprégnée des réalités nationales. Leurs anciens dirigeants de l’Union démocratique sénégalaise (Uds) qu’ils vont retrouver sur le champ politique en avaient certainement une connaissance plus aiguisée. Et au moment de la proclamation du Pai, cette organisation située plutôt à l’extrême gauche de l’échiquier politique sénégalais envisageait depuis quelques mois une fusion des partis politiques se réclamant de plusieurs variantes du socialisme. (Ly, 1992)
Le fondement de cette option de fusion se trouve dans la thèse VI des thèses générales du 4ème congrès de l’Internationale communiste. Et aussi dans l’enseignement du camarade Joseph Staline contenu dans « Le marxisme et la question nationale et coloniale ». La stratégie définie sous ce rapport était que dans les pays où la bourgeoisie nationale n’a pas encore eu l’opportunité de se scinder en parti révolutionnaire et conciliateur, « la tache des éléments communistes est de créer un Front national unique contre l’impérialisme. » Ainsi, dans le cours n° 2 dispensé dans les écoles des Gec, les communistes français expliquaient que s’il n’y a pas de parti communiste en Afrique Noire, ce n’est pas l’indice d’un manque de confiance à l’égard des communistes africains, mais tout simplement parce qu’un tel parti ne répondrait pas aux nécessités de la lutte qu’ont à mener actuellement les communistes en Afrique Noire. (Suret-Canale, 1994), (L’Internationale communiste, 1979) et (Fetjö, 1977)
La situation globale de l’Afrique Noire n’avait pas beaucoup évolué ni l’analyse qu’en faisaient les communistes ou nationalistes révolutionnaires disséminés dans les Gec et dans les partis démocratiques qu’ils avaient créés. Mais les rédacteurs du Manifeste rompent avec la logique de leur tuteur et aboutissent à la nécessité de créer un parti dont l’appellation reste à tout le moins équivoque : c’est un parti africain de l’indépendance. Le préambule du Manifeste évoque Bandoeng, la désintégration du système colonial de l’impérialisme, la confusion politique qui submerge l’Afrique Noire sous domination française et propose ses solutions : « Notre devoir d’Africains nous oblige à porter devant les masses de notre pays le problème de l’indépendance nationale et de la transformation socialiste de notre économie.»
Ce n’est pas la première fois que le problème de la domination française est posé de cette manière. En 1951, un autre manifeste, produit par le Groupe africain de recherches politiques (Garep) que nous retrouverons dans cette étude, proclamait déjà que « le communisme répond à des questions que pose l’Afrique, ce que l’impérialisme du capitalisme pourrissant ne sait plus faire. Le communisme africain est, de ce fait, une tendance dans la définition de l’Afrique moderne ».
Ce qui précède, compte tenu des développements ultérieurs de la lutte du Parti africain de l’indépendance nous amène à nous interroger sur les prémisses de sa constitution : l’indépendance nationale et le socialisme dans la logique de cet ordre. Il nous semble que ce parti ait péché par optimisme. La désintégration du colonialisme qu’il exalte n’était pas aussi évidente sauf à concéder que la défaite française de Dien-Ben-Phu, aussi bien militaire que politique, fixait très haut la barre des sacrifices que les peuples engagés dans la lutte anti-coloniale devaient consentir. L’actualité brûlante de la situation des fronts de luttes anticolonialistes victorieuses au Maroc, en Tunisie, au Ghana, et en essor en Algérie et au Cameroun, notamment, montrait que les milieux coloniaux vendraient cher leur peau.
Sous ce rapport nous partageons l’analyse ultérieure du Professeur Babacar Sine qui pense, évoquant le schéma théorique marxiste sous le rapport entre l’armée et le pouvoir politique, que « La révolution, surtout la révolution prolétarienne, doit détruire le fondement armé du pouvoir politique.» Cependant, il est évident que l’armée révolutionnaire reste soumise à l’hégémonie et au contrôle du parti communiste. (Sine, 1983 : 57) C’est le cas pour des mouvements de libération comme le Parti africain de l’indépendance de Guinée et Cap-Vert (Paigc), le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (Mpla) et du Front de Libération du Mozambique (Frelimo), notamment. L’ancien militant du Pai constate que « le Pai du Sénégal qui s’est mobilisé à partir d’une plate-forme idéologique avancée, le marxisme-léninisme, n’inscrit pas encore à son compte des victoires notables contre l’impérialisme.» (Sine, 1983 : 90)
La question de la violence révolutionnaire n’a jamais été abordée par la direction du Pai de manière franche au point d’être une composante essentielle de sa théorie en matière de libération nationale comme ce fut le cas pour les pays colonisés énumérés. Il me souvient juste que l’un des premiers ouvrages qui ont marqué ma prise de conscience politique, « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon, avait, semble-t-il été commandé par le parti pour les membres de son comité central. Mais le comportement de son principal dirigeant Majhmout Diop laissait supposer dès la période de la légalité que si la violence révolutionnaire s’imposait, comme pendant les élections locales de Saint-Louis, il l’exercerait. Son attitude ambiguë envers les maquis de Casamance et du Sénégal oriental et ses dénégations ultérieures sur leur existence même montrent que la question n’était pas tranchée d’un point de vue tactique.
Nous voulons aussi nous interroger sur les prémices de l’émergence du Pai sous la forme d’un manifeste d’une poignée d’intellectuels et de quelques ouvriers avancés idéologiquement de Thiès. Un détail peut-être important : le premier Secrétaire général Oumar Diallo, un cadre de la Régie des chemins de fer du Sénégal a été sous peu évincé par Majhmout Diop dans des circonstances non éclaircies. La conversation que j’ai eu avec l’un des signataires du manifeste, Abdou Anta Ka, m’a laissé perplexe jusqu’à ce jour. Nous marchions dans le Plateau, de la rue Raffenel, premier siège du groupe Sud Communication au Ministère de l’Information. J’ai évoqué son militantisme antérieur au Pai, pour meubler la conversation. Il m’a dit que s’il a déposé les documents pour la légalisation de cette formation politique, c’était juste pour rendre service, mais qu’en réalité il n’en a jamais été membre.
Par ailleurs, les conditions d’accession de Majhmout Diop, « publiciste » à l’époque, au leadership, sont mal étayées. Son courage physique très souvent évoqué et un charisme certain ne peuvent seuls expliquer la prééminence qu’aura cet originaire des 4 communes, fils de marabout, sur une organisation politique se revendiquant « parti de type nouveau », « parti scientifique » dont certains des cadres avaient les mêmes idiosyncrasies en plus d’une instruction supérieure plus achevée. Nous pourrons à ce stade discuter aussi les circonstances qui ont mené à l’existence de deux fractions du parti dans la clandestinité avec chacune une direction dont la composition ethnique pourrait révéler des enseignements sur les contradictions particularistes qui ont traversé des partis d’avant-garde en Afrique mais sur lesquelles les analyses restent souvent pudiquement muettes en ce qui concerne le Sénégal.
- Le Pai et la tactique des alliances nationales
Au demeurant, le Pai ne porte-t-il pas dès sa naissance ce germe de sectarisme de gauche qui va l’isoler sur l’échiquier politique au cours du processus de regroupement des partis africains en un « Front général de lutte anti-impérialiste », notamment pendant sa session des 15 février 1958. Lors de la séance plénière présidée par Sékou Touré, les délégués du Pai, Majhmout Diop et Ossendé Affana sont expulsés des travaux après avoir échoué d’amender le premier alinéa du projet de rapport par celui-ci : « Considérant que le Parti africain de l’indépendance s’est déclaré formellement opposé à toute unité organique avec comme programme la communauté franco-africaine. » La querelle de concept était prématurée puisque la notion d’indépendance était pour les autres partis de gauche subsumée dans celle de Communauté franco-africaine.
Dans sa quête d’unité à cette période, l’Union démocratique sénégalaise (Uds) vise surtout l’alliance entre la classe ouvrière qu’elle contrôle en partie et de la paysannerie alliée au parti de Léopold Sédar Senghor. Elle ne désespère pas de conquérir l’hégémonie dans le parti unifié. Quant au Pai, les organisations de masses convoquées par l’appel manifeste ne viendront pas, sauf le bref ralliement de certains éléments de la vieille gauche de l’Union démocratique sénégalaise (Uds) qui ont quitté l’Union progressiste sénégalaise (Ups) en 1958, lors de la campagne pour l’indépendance. Le plus notable d’entre eux, Abdoulaye Thiaw, secrétaire général de l’Union général des travailleurs d’Afrique Noire (Ugtan), dont la maison sise à Fithmith a été à cette période une permanence du Pai, lui apportera le renfort de la plus puissante centrale syndicale.
Malgré son rôle de pointe à cette période et le charisme réel de ses leaders appuyés par des cadres dévoués, le Pai ne réussira jamais à se constituer comme l’Union des populations du Cameroun (Upc) en une organisation d’avant-garde significative soutenue par des organisations de masses : un puissant syndicat des travailleurs, la Confédération générale du travail du cameroun (Cgt) que dirigea Um Nyobé, la Jeunesse démocratique du Cameroun (Jdc) et l’Union des femmes camerounaises (Udefec). Le conseil des ministres français n’oubliera pas de les dissoudre aussi le 13 juillet 1955 quand il prend le décret d’interdiction de l’Union des populations camerounaises (Upc). En comparant les circonstances d’entrée dans la clandestinité de l’Upc et du Pai 5 ans plus tard dans des conditions diversement difficiles, la conclusion qui s’impose est que le parti sénégalais n’aura rien retenu de l’expérience de ses frères d’armes dans le combat anti-colonial puis néocolonial.
Au demeurant, la naissance du Pai se situe dans une période plutôt faste, dans le contexte du XXème congrès en février 1956, qui dissout le Kominform et qui estime dans ses résolutions que dans la lutte pour les intérêts de la classe ouvrière pour la paix, la démocratie et le socialisme, chaque parti ou groupe de partis devra trouver des formes nouvelles et fructueuses de liaison et de contacts. Le Pai avait à son émergence, qui est présentée parfois comme une scission du Bloc populaire sénégalais (Bps), privilégié plutôt l’unité d’action quand il participait aux discussions de fusion des divers gauches. Il est loisible à tout un chacun de constater qu’au regard de son programme minimum axé sur l’indépendance et de son programme maximum sur la construction d’une économie socialiste, il devra marcher seul. Car si les autres partis étaient pour le principe de l’indépendance, la nuance reste que celle-ci devait se gagner dans le cadre de la communauté franco-africaine.
En phase avec le Pai sur la question de l’indépendance et du socialisme, les intellectuels de gauche Abdoulaye Ly, Amadou Makhtar Mbow, Assane Seck, Cheikh Fall et Fadilou Diop avaient déjà rejoint le Bds en janvier 1956. Cette formation politique était pour eux « le parti de la masse laborieuse, le parti qui incontestablement représente le peuple laborieux, le prolétariat réel de ce pays.» Ces intellectuels invoquent en outre la création d’un large Front uni et la nécessaire autonomie du mouvement révolutionnaire africain. Ils venaient des deux groupes d’étudiants les plus avancés politiquement qui se sont retrouvés en France au sortir de la seconde guerre mondiale, et qui se sont organisés dans le Rda pour Cheikh Fall où il avait pour camarades : Youssou Sylla, Majhmout Diop, Cheikh Anta Diop, Mbaye Niang entre autres africains et dans le Groupe africain de recherches politiques (Garep) d’Abdoulaye Ly et ses amis signataires de la lettre d’adhésion au Bds.
Ces nouveaux ralliés seront en des moments déterminants les conseillers techniques des organisations syndicales les plus combatives notamment pendant la conférence de Cotonou de janvier 1957, lors de la constitution de l’Union générale des travailleurs d’Afrique Noire (Ugtan), le fer de lance du combat anti-colonialiste. Plus sûrement, leur choix va rétrécir le champ des alliances du Pai jusqu’au congrès de Cotonou du 25 au 27 juillet qui voit ces mêmes intellectuels de gauche et des militants de l’ancienne Uds, qui avaient fusionné avec le parti de Senghor, devenu l’Union progressiste sénégalaise (Ups), le quitter ensemble sur un désaccord plus ou moins majeur. En effet, le parti de gouvernement de l’autonomie interne interprétait la résolution du congrès de Cotonou différemment que son aile gauche : le vote Oui, l’unité africaine, l’indépendance et l’association avec la France pour l’un ; le Non et l’indépendance immédiate pour l’autre.
Cette aile gauche toujours menée par Abdoulaye Ly finit par scissionner en créant le Parti du Rassemblement africain (Pra). Une alliance durable avec le Pai ne sera pas pour autant à l’ordre du jour. En décembre 1958, Malick Camara, membre de la direction du Pai, citant ceux qui se posent la question de savoir pourquoi le Pai et le Pra ne fusionnent pas, écrit : « Les gens ont raison de s’interroger. Du point de vue des principes, la coexistences de deux partis supposés être de même type (marxiste-léniniste) ne se justifie pas dans un pays aussi peu développé que le Sénégal ». (2) Les retrouvailles entre le Pai et le Pra- Sénégal s’avèrent difficiles en pratique car aucune unité d’action encore moins une fusion ne semblent leur réussir. Même les alliances ponctuelles qu’ils nouent avec d’autres partis politiques ne résistent pas à leur rivalité qui tire sa source paradoxalement de leur proximité idéologique. Leur campagne commune en Septembre 1958 pour «l’indépendance immédiate » est sans suite conséquente et l’avènement de la fédération du Mali les prend de court. Ils n’y avaient pas beaucoup contribué.
Ainsi les deux organisations de gauche se rangent-ils pour des raisons différentes dans le camp des adversaires de cette Fédération du Mali. Pour le Pra- Sénégal qui avait rejoint l’opposition sénégalaise en faisant scission du parti gouvernemental, le Mali appliquait son programme. Mais sa direction ne soutient pas la fédération car il doutait de la capacité de la partie sénégalaise « liée aux intérêts néocoloniaux » à aller vers une réelle indépendance. Sa tactique qui divisait les deux composantes du Mali fut fermement dénoncée par Modibo Keita : « On ne peut avoir confiance en Modibo si on n’a pas confiance en Senghor. Nous sommes fermement décidés aussi bien sur le plan du Soudan que sur le plan du Sénégal à ne plus tolérer longtemps leur malveillance». (Cissokho, 2005 :147)
Dans ces conditions la demande par Abdoulaye Ly de constitution d’un front national sénégalais au parti fédéral africain était une maladresse. Senghor la rejeta en prévoyant le danger d’une alliance entre les soudanais et des sénégalais pour affaiblir les positions de son parti l’UPS. Modibo Keita Lui-même opposa à Abdoulaye Ly que les fusions devaient se faire au niveau territorial. L’historien Sékéné Mody Cissokho soutient cependant : « on peut aujourd’hui regretter l’absence du Pra dans la Fédération du Mali ou tout simplement dans l’Ups. Elle n’a pas servi la cause de l’unité africaine, mais a aidé indirectement les forces de la désintégration. Le Pra a finalement sacrifié le Mali aux problèmes internes sénégalais ». (Cissokho, 2005 : 147)
Le Pai, de mon point de vue, partage ce bilan négatif. Car si la section soudanaise du Pai avait soutenu l’union en intégrant l’Union soudanaise- Rassemblement démocratique africain (Usrda), le Pai du Sénégal restait dans l’opposition malgré les tentatives de Modibo Keita de le réconcilier avec l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS). Après la dissolution administrative à cause des violences consécutives aux élections de Saint-Louis, Modibo Keita serait intervenu en sa faveur auprès des leaders sénégalais. Senghor le retiendra contre lui lors de l’éclatement de la Fédération du Mali en arguant que le président de la Fédération du Mali avait tenté de diviser les sénégalais.
3- Le Pai entre dans la clandestinité
L’annonce en 1957 d’un parti scientifique de type nouveau n’est pas une sentence creuse au regard de la capacité démontré par le Pai à résister pendant prés de 25 ans à sa dissolution, dans la clandestinité. Si en effet, il partage avec les autres marxistes de l’Uds et du Pra la pugnacité dans le recours à la violence révolutionnaire, aucun de ces deux partis n’a pu égaler sa capacité de survie que lui a conférée la tradition organisationnelle du parti de type léniniste. Mais le tout n’était pas de survivre, il fallait lutter et triompher aussi. C’est là que le Pai a révélé ses insuffisances, dans l’application de la stratégie du Front uni dans la lutte de la libération nationale. Le Pai s’était à ce point isolé qu’il n’avait pas de base de masse, en dehors de l’influence qu’il conservait dans le cercle restreint de la petite bourgeoisie : le mouvement estudiantin, le syndicat de l’enseignement et des Banques. Un autre handicap du parti est le culte du chef qui l’a marqué parce que ses premiers cadres ont été formés à l’ère de la suprématie de Staline sur l’appareil du parti communiste de l’Union des républiques socialistes soviétiques (Urss).
Ainsi l’identification du Pai à son chef en exil empêchera pendant quelques années l’émergence d’une organisation intérieure capable d’assumer la clandestinité en même temps que la projection d’une plateforme démocratique comme certains partis communistes l’ont tenté et réussi : Le Parti communiste portugais avec le Mouvement démocratique portugais (Mdp), le Pai du Burkina avec le Ligue patriotique pour le développement (Lipad) en plus de sa base syndical, Le Parti communiste sud africain avec le All people’s Congress, le Parti communiste vietnamien avec le Front de libération nationale ou le viêt-minh et plus tard le Viêt-Cong pendant la libération du sud de la patrie.
Après son premier congrès dans la clandestinité et à l’extérieur, puisqu’il se tient à Bamako au début de 1962, le Pai publie un document dans lequel il évalue l’effectif du parti en mentionnant le recrutement de 30% d’ouvriers et 20% de pécheurs et de paysans. A ce stade le Pai n’a appliqué aucune tactique en vue de son retour à la légalité ni dégagé des perspectives de lutte armée. Pendant la période où la direction politique du Pai installée à Bamako n’est pas contestée, bien des péripéties s’y déroulent, qui seront déterminantes dans son fonctionnement ultérieur. Le culte du chef infaillible, reposant sur le principe d’interdiction des fractions en 1921 au sortir du soulèvement de Kronstadt en Union soviétique, appliqué au parti africain, amène-t-il Majmouth Diop à décider tout seul de la ligne juste ? Les discussions difficiles déjà dans le contexte de l’illégalité, l’emmènent-elles à identifier tel ou tel courant comme étant anti-parti ?
Toujours est-il qu’en 1967, il lance sans précaution le mot d’ordre «d’union nationale sans exclusive». Ce mot d’ordre n’exclu pas le parti au pouvoir. Une conférence rectificative est convoquée, laquelle suspend Majhmout Diop et la direction extérieure et installe un comité provisoire dont le premier président le Docteur Amath Ba, malgré sa vigilance qui évite au parti de tremper dans un complot civil et militaire noué par un secteur de l’opposition clandestine, sera évincé pour une supposée connivence avec le parti gouvernemental qui ne serait pas fondée. La présence parmi nous du second président du comité provisoire Abdou Kane serait certainement une source de clarté sur cette période des plus controversées de l’histoire du « premier parti africain ouvertement marxiste au sud du Sahara, hormis le parti communiste sud africain ». (3)
La vérité reste que le vécu du militant du Pai entré en clandestinité, est d’autant plus difficile que le pouvoir utilise l’argument religieux à son encontre (Diouf, 1998 : 146). Ainsi dans un environnement hostile, pour continuer la propagande du parti, les noyaux de base de Dakar demandent l’autorisation de s’armer. Mais sur le terrain l’expérience est désastreuse : les cadres qui assuraient la protection d’un groupe de propagandistes opérant en plein centre de la ville de Dakar, ne pourront pas se résoudre à faire feu sur les policiers qu’ils avaient à leur portée au cours d’une patrouille. Les arrestations occasionnées sur les lieux feront s’abattre la répression sur les noyaux de Dakar au cours de laquelle des cadres prestigieux vont tomber entre les mains du pouvoir. Quelle est le rapport de ces péripéties avec l’option que prendra la direction installé à Bamako d’envoyer des cadres à Cuba pour une formation militaire ?
Sur toutes ces questions, les différents membres de la direction du Pai sont restés enfermés dans un silence inqualifiable : pudique ou coupable ? L’autocritique collective étant impossible dans le contexte de la dispersion, les versions parcimonieuses des uns et des autres ont plutôt nourri des polémiques publiques entre l’un des rares cadres du Pai qui n’ont pas dissimulé leur passé dans le mutisme ou les arguties ténébreuses et la direction de l’époque. Ces polémiques qui l’on opposé notamment à Majmouth Diop et à Madické Wade, ont tourné court devant la volonté du premier d’ouvrir un contentieux juridique en lieu et place d’une franche autocritique tandis que le second estime sans doute que son livre explique suffisamment ses vues sur l’épopée du Pai.
L’un des points de controverse les plus importants porte sur la répartition des responsabilités dans l’échec du maquis du Pai en Casamance et au Sénégal Oriental. Le seul handicap apparent du protagoniste le plus tenace de ce contentieux historique, Sadio Camara alias Commandant Alphonse, est que sa version qui est basée sur le vécu et la connaissance aigu du contexte de l’époque, reste à l’état de manuscrit. Au demeurant, pour les militants révolutionnaires sénégalais, la cause est entendue : la faute politique de la direction du Pai n’a pas d’équivalent dans les annales de lutte de libération nationale et sociale sinon le lâchage d’Ossendé Affana par les maoïstes de Brazzaville à la même période. Autrement, Les coups foireux qui lui ressemblent dans le maquis africains ou d’ailleurs sont des règlements de compte assumés entre factions rivales ou des divergences d’appréciation.
Ainsi en est-il au Cameroun de l’insurrection de mai 1955 décidée par Félix Roland Moumié et Abel Kingué alors qu’Um Nyobé avait donné consigne aux populations de son quartier général à Eséka de ne pas bouger maintenant. Um Nyobé était d’abord préoccupé par l’organisation, étant convaincu que tout déclenchement prématuré pouvait aboutir à l’échec. Il écrira plus tard, faisant un bilan de cette action : « Certains camarades peuvent penser que les dirigeants de l’Upc mettent l’organisant du mouvement au dessus des problèmes de l’heure. Cela est vrai. Nous savons par expérience que tous les problèmes politiques peuvent être résolus avec une bonne organisation, tandis que tous les échecs et même les catastrophes sont possibles dans un mouvement mal organisé.» (Chaffard, 1967 : 365)
Um Nyobé ne s’arrête pas au détail que Moumié et Kingué ont annoncé plusieurs fois dans des réunions publiques à Douala son entrée au maquis. Car une guerre même populaire, se déclare. En effet, évoquant l’action des puissances de l’axe contre Petrograd insurgé au sortir de la seconde guerre mondiale, le communiste Charles Tillon, alors marin mutiné, note à son retour du bagne une sentence lue dans le Grand Larousse : « La guerre sans déclaration est un crime que les sociétés devraient traiter comme elles traitent l’assassinat sur les grands routes.» (Tillon, 1969 : 235) Cette assertion même sortie de son contexte géographique et historique est d’une prodigieuse pertinence à apposer à la direction du Pai qui décide de passer à la confrontation armée avec le régime de Senghor sans préparer ni les cadres du parti ni les militants, encore moins les masses populaires à cette phase capitale.
La scission la plus significative du point de vue idéologique sera fondée aussi sur cet argument et l’inconséquence de la Direction face à la lutte armée qui en découlera. Un des cadres du parti, Abdoul Wahab Diène, de retour de formation à Moscou, permanent du comité central, posera une question au président du comité provisoire Abdou Kane sur les rumeurs persistantes que le parti préparait la lutte armée. La réponse de celui-ci que nous avons le privilège et l’honneur de compter parmi nous, aurait été : « camarade, depuis que le parti est né, il prépare la révolution… » Avec beaucoup d’esprit de suite, ce cadre entame un travail à la base pour préparer les masses à la nouvelle situation révolutionnaire.
La direction lui envoie un camarade, Balla Ndiaye, pour lui dire de cesser ses activités et d’entrer dans la clandestinité. Clandestinité dans la clandestinité ? Le doublement de ce mot équivalait à la passivité pour lui. Il perçoit ce mot d’ordre comme une tentative de l’isoler, manœuvre à laquelle il riposte en prenant contact avec le vice-président Samba Ndiaye, Seck Moussé Guéye, Ady Ndir, Auguste Diouck, Ibrahima Dramé, parmi les cadres les plus dévoués au parti et les plus liés à la base. Ces contacts mèneront à court terme à la constitution du Parti communiste sénégalais (PCS) qui publie en Mai 1965 son manifeste assorti d’une plateforme des alliances internes et externes avant de subir la répression d’Etat.
Cette scission s’inscrit aussitôt dans le registre du schisme du camp socialiste qui va le diviser jusqu’à son effondrement. Les partis communistes avaient jusqu’ici balancé entre la théorie du Front uni et celle de la stratégie classe contre classe. Le schisme sino-soviétique relance le débat idéologique au sein de la gauche sénégalaise. Mais il ajoute surtout un rival de plus au Pai dans ses prétentions avant-gardistes. La clandestinité en tout cas ne rend pas les organisations dépendantes du Pai plus actives ni plus nombreuses : seule l’Association ouvrière pour l’éducation, sous la boulette de Seck Moussa Guéye qui nous a quitté au moment où j’écrivais ces pages, tire son épingle du jeu en publiant le bulletin périodique du Pai « Bul xadi ».
L’évolution mythique des « lions rouges » de Saint-Louis pendant les élections municipales de Juillet 1960 ne réussit pas à masquer le dénuement des militants du Pai face à la stratégie insurrectionnelle spontanée initiée par leur direction ou celle déployée par le front d’opposition à l’occasion des élections législatives et présidentielle de Décembre 1963. Les éléments syndicaux les plus déterminés sont de l’Union syndical des travailleurs (Ust) proche du Pra-Sénégal et sauf pour la ville de Rufisque, la participation du Pai aux affrontements est de moindre intensité comparée à ses alliés. En tout état de cause, les arrestations consécutives à la découverte des préparatifs du maquis finiront par briser l’échine d’un parti tiraillé entre plusieurs factions et sur lequel la direction extérieure perd son empire au profit de celle dirigée par Seydou Cissokho, un instituteur d’élite qui servait à l’actuelle Ecole El Hadji Malick Sy. Il était entré en clandestinité après avoir échappé à un accident de la circulation duquel il était sorti indemne alors qu’un de ses camarades y avait perdu la vie, sur la route de Rufisque en allant vers Thiès.
La restructuration de l’appareil du Pai se fait donc autour de Seydou Cissokho en s’appuyant sur un noyau des cadres. L’hégémonie des ressortissants de la région orientale s’y fera sentir progressivement. Au demeurant, Seydou Cissokho semble être le secrétaire général le mieux formé au plan politique que le Pai ait jamais eu. En outre, ses qualités humaines indiquent clairement que le marxisme léninisme était pour lui un outil de libération du genre humain plutôt qu’un mode de commandement autoritaire commode pour servir des instincts de domination. Jean Suret-Canale se pose la question, à son endroit, de savoir si celui qui dirigeait la Pai dans la clandestinité n’est pas le même militant de Casamance qui vota contre la résolution de dissoudre les Groupes d’études communistes (Gec) : son pseudonyme était alors Famody. (Suret-Canale, 1994)
En tout état de cause, sa personnalité reste quelque peu mythique et légendaire. Il est difficile de faire le bilan de sa gestion du parti car les liquidations et les scissions qui l’ont émaillé ne lui ressemblent pas. La suspension des membres de la direction extérieure du parti, qui est d’ailleurs le fait du comité provisoire, pouvait se comprendre comme une des mesures de sauvegarde aussi bien que comme la sanction de fautes politiques. Il reste que la direction assumée par Seydou Cissokho a été un temps fort marqué par la présence du Pai comme une force cohérente de proposition de solutions dans le débat politique national. C’est peut-être aussi parce que malgré la présence d’un leader résolu et tenace, le parti fonctionnait sur une base collective.
Une des épreuves majeures, les événements de Mai 1968 se situent en une période où le Pai sortait de crises successives et ne se sentait pas en mesure de transformer le soulèvement des masses en une insurrection politique. La déclaration de son Bureau politique qui se démarque d’une grève insurrectionnelle mené par des organisations de travailleurs et d’étudiants sur lesquelles il n’a pas un contrôle total, rompt en réalité avec un passif d’aventurisme et d’opportunisme qui ont affaibli le Pai. Pour autant la direction du Pai n’a pas pu faire l’économie d’une scission qui prendra prétexte de son attitude pour décréter l’inexistence d’un parti d’avant-garde au Sénégal. Le postulat n’est pas faux mais la scission qui en a découlé a donné une organisation, la ligue démocratique, qui répétera les fautes et accumulera les mêmes tares que le parti d’origine. La scission à elle seule n’était donc pas la recette miraculeuse. Mais cela, il faudra l’avènement de la démocratie limitée en 1974 pour le savoir.
4- Le Pai et les défis de l’ouverture démocratique
Il est significatif que presque toutes les fractions issues du Parti africain de l’indépendance (Pai) aient accepté de revenir à la légalité. Soit sous l’astreinte d’une loi des quatre courants qui vit alors ses deux principales composantes se disputer le sigle et la référence au marxisme-léninisme en 1974. Soit pendant la période de la démocratie illimitée concédée par son successeur le président Abdou Diouf. Mais de toute évidence, leur condition de sortie de clandestinité a affaibli les unes et les autres. Le gouvernement sénégalais a choisi de discuter avec le chef historique Majhmout Diop en exil à Bamako plutôt qu’avec la direction intérieure dirigée par Seydou Cissokho dont l’implantation dans le pays, notamment dans les secteurs de la petite bourgeoisie urbaine comme les syndicats de l’enseignement et des banques était plus conséquente et pouvait lui conférer un poids électoral non négligeable si elle imposait son hégémonie sans partage.
Cependant, le Pai tendance Seydou Cissokho qui prendra plus tard le sigle de Parti de l’indépendance et du travail (Pit) s’engage en ce moment dans des alliances équivoques avec l’ancien président du Conseil de gouvernement, Mamadou Dia amnistié en 1974 au détriment de celle ébauchée avec le professeur Cheikh Anta Diop qui s’en expliquera avec une déception enjouée. Est-ce en ce moment que s’ébauche cette politique de front sans principes avec des secteurs identifiés comme étant représentatifs de la bourgeoisie nationale, qui fera perdre son âme à la gauche révolutionnaire ?
Les possibilités d’alliance dans la légalité offraient des perspectives plus prometteuses que celles vécues. En apparaissant sur la scène politique en 1974, la Ligue Démocratique (Ld) annonçait «l’ère des révolutions prolétariennes». Moins lyrique était sa ligne d’unification des «groupes de propagandistes marxistes-léninistes » ainsi identifiés en autant de partis se réclamant de cette obédience, en réalité une tentative de reconstitution du Pai historique pour son propre compte. Ces partis n’étant pas dupes et chacun cherchant son hégémonie sur les autres, les discussions tourneront court. Selon la fameuse formule de Karl Marx, « l’abeille la plus industrieuse ne peut égaler l’architecte qui porte sa maison dans sa tête ». Appliquée à la situation du Sénégal de cette période, l’opposition marxiste tient le rôle de l’abeille, quel que soit par ailleurs sa part de lutte dans l’aboutissement de la démocratie, et le président Senghor celui de l’architecte.
Car la démocratie apparaît plutôt comme un projet senghorien mené à terme contre vents et marées. Après l’éruption de mai 1968, le régime de Senghor prend toute la mesure de son isolement politique et social. Il pose alors une série d’actes significatifs pour assurer sa survie : une politique de constitution d’une bourgeoisie nationale autour d’hommes d’affaires par le renouvellement du leadership des chambres de commerce présidées par les français, de financement des petites et moyennes entreprises et de promotion du crédit immobilier. Il compte ainsi trouver un contrepoids aux syndicats qui ont échappé à son contrôle. A la centrale qui lui est restée fidèle, il propose la participation responsable au gouvernement et à diverses institutions républicaines.
Le régime met aussi en place le « Club Nation et Développement » qui aura longtemps le monopole du débat d’idées de haut niveau. Une reforme constitutionnelle installe en 1970 un Premier ministre appelé à assurer la succession de Senghor vingt ans plus tard. Le choix de l’homme n’est pas innocent. Cet ancien militant de la Fédération des étudiants africains en France (Feanf) au moment où le Pai y exerçait son influence sera un André Marie Mbida qui aura mieux réussi à neutraliser faute de les rallier dès son avènement, une partie importante des cadres de la gauche marxiste. D’autant que ceux –ci sont exténués par la dure répression senghorienne que ponctuent les dissolutions successives des syndicats et associations de la petite bourgeoisie, réduisant la base du Pai et des autres organisations marxistes ou nationalistes révolutionnaires comme une peau de chagrin.
Dans sa volonté d’imposer sa conception du socialisme comme la seule possible dans notre pays, Senghor bénéficie au moins de la complicité des autorités soviétiques. Le Pai sera dans l’incapacité d’accomplir la théorie de «l’Etat de démocratie nationale», cet état qui consacre une alliance de la bourgeoisie nationale, du prolétariat et de toutes les couches qui aspirent au changement et qui est une étape nécessaire durant laquelle s’effectuent les transformations démocratiques de la société et de la vie politique pour donner satisfaction aux justes revendications du peuple. Le Pai saura d’autant moins s’y adapter. Pourtant sous la plume de Jean Chesneaux, cet état ressemble fort à celui que Senghor s’astreint à construire : « Le secteur public à vocation socialiste n’a pas encore triomphé définitivement du secteur privé et la démocratie n’est pas encore assurée par des rapports de production socialistes. L’idéologie n’est qu’un socialisme vague et non le socialisme scientifique. » (Chesnaux, 1964)
La prouesse suprême de Senghor fût surtout d’imposer à la tête de l’organisation marxiste à la plate-forme politique la plus avancée, son chef suspendu en 1967, « un publiciste » reconverti entretemps pharmacien. Lors de sa première conférence à son retour d’exil, je lui posais alors que j’étais encore étudiant au Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti), la question fatale : Majhmout Diop, le pharmacien de Dakar ne sera-t-il pas comme le cordonnier de Tiflis, qui accompagne avec enthousiasme les levées de masse et qui regagne son établi déconfit pendant les périodes de reflux. Sa colère fût homérique et sa réponse, le poing menaçant, anticipait déjà sur la mésentente qui allait se développer entre lui et ses anciens camarades de combat : « Ceux qui t’ont envoyé… »
Majhmout Diop n’est plus et peu de signataires du manifeste lui ont survécu. Incapable de réaliser son programme minimum, le Parti africain de l’indépendance (Pai) a subi la récidive sociale-démocrate au cours d’un processus historique sur lequel son influence a été mineure. Le parti de type nouveau, le parti scientifique ou le « nouveau parti » étouffé par la défaite des maquisards de Tambacounda et de Casamance, aura tout le loisir de renier trois fois son affiliation originelle comme Pierre entre deux chants de coq. La chute du mur de Berlin, comme symbole de la défaite du socialisme ou peut-être seulement l’effondrement d’un système de commandement autoritaire dans les pays de l’Europe de l’Est, a donné le signal de la capitulation idéologique, une retraite précipitée de toutes les tendances se réclamant du marxisme-léninisme.
5- Perspectives : Les taches de l’heure.
Le manifeste du Pai évoquait Bandoeng. Cette problématique tiers-mondiste est désormais dépassée avec l’affaissement du camp socialiste. Pourtant, les taches de libération nationale et sociale restent entières pour les héritiers du manifeste sauf pour eux de convenir que le néocolonialisme est soluble dans l’alternance et que le triomphe de la superpuissance mondiale entrainerait l’avènement d’un monde de paix, de bonheur et de progrès social sans limite. Ainsi l’écrivain américain d’origine japonaise Francis Fukuyama spéculait en toute candeur sur la fin de l’histoire alors que d’autres penseurs annonçaient la mort des idéologies avant que l’islamisme salafiste ne décline ses ambitions planétaires sur un registre plus offensif encore que sa variante iranienne en frappant au cœur le système capitaliste en territoire américain. Certains théoriciens parlent déjà d’islamo-léninisme.
Mais la plupart des analystes occidentaux dissocient la lutte de Ben Laden de celle que mènent les déshérités du tiers-monde contre les nantis d’occident. Pour eux, après la défaite du nazisme et du communisme, la menace la plus grave à laquelle les démocraties occidentales sont confrontées est l’islamisme, le troisième totalitarisme. Ainsi malgré la dislocation du pacte de Varsovie et la fin de la guerre froide, l’occident reste sur le pied de guerre dans l’organisation du traité de l’atlantique nord (Otan) dont l’article 5 stipule qu’une attaque quelconque sur le territoire de l’un de ses membres entraine la riposte des autres par tous les moyens qu’ils jugeront appropriés. Et bien que la France soit en dehors de Traité, elle n’en est pas moins concerné : « Par son positionnement géographique et sa composition sociologique, la France se trouve en première ligne du combat à mener contre l’islamisme… » (Encel, 2002 : 157)
L’équilibre de la terreur qui préservait le monde est donc désormais rompu et jamais la paix n’a été aussi précaire. La tendance politique qui a créé la 3ème Internationale s’est distinguée de la social-démocratie qui s’est associée aux projets de guerre de la bourgeoisie européenne. Il nous incombe aujourd’hui de maintenir cette tradition. Cependant l’internationalisme prolétarien a subi un revers qui a disqualifié la classe ouvrière de son rôle historique. Il s’agit de réfléchir sur la nature de la révolution à accomplir et sur nos alliances au plan national et international. Subséquemment, il nous faut réfléchir sur quel type de parti mettre en place. Lénine lui-même, commentant la résolution sur l’organisation du parti, a déclaré : « Les étrangers ont besoin de comprendre ce que nous avons écrit sur la structure des partis communistes et qu’ils ont signé sans l’avoir lu ni compris. Elle est trop russe, elle reproduit l’expérience russe, voilà pourquoi elle n’est pas comprise des étrangers ». (4)
Ne nous faut-il pas forger le parti adapté à notre époque comme les rédacteurs du Manifeste du 15 septembre 1957 ? Ce ne sera assurément pas le même parti. L’aspiration continentale est désormais prise en charge par des organisations bureaucratiques sur lesquelles veillent les chefs d’Etat alors que la notion d’indépendance s’est diluée depuis longtemps dans les miasmes du sous-développement. Peut-on mobiliser autour de ce mot d’ordre alors que les visas pour l’Europe et l’Amérique fort couru sinon l’émigration suicidaire, sont la préoccupation des familles et des jeunes. N’est-ce pas là le signe le plus patent de l’échec des indépendances et des politiques de développement ? Hormis la Chine et les pays d’extrême orient qui se sont battus pour leur indépendance, peu de nations se sont développés.
Carlos Fuentès, l’écrivain mexicain de gauche a saisi cette tendance dans une poignante comparaison entre le mur de Berlin qui est tombé et cet autre mur érigé à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. C’est le seul mur au monde qui sépare un pays industrialisé d’un pays pauvre et là comme jadis à Berlin, il y’a des gardes armés. Face à cette nouvelle configuration du monde, la nécessité d’une révolution démocratique et sociale reste criante : elle engendrera une démocratie politique qui ne laisse aucun doute sur la transparence et la sincérité des votes. Mais aussi une démocratie sociale qui placera la sauvegarde des richesses nationales non entre les mains des fonctionnaires mais sous la surveillance de comités de gestions composés de représentants de toutes les couches sociales.
Cette révolution démocratique et sociale donc aura pour autre objectif de procéder à un rééquilibrage des pouvoirs institutionnels. Une Assemblée constituante avec représentation proportionnelle de toutes les classes sociales de la nation devra s’atteler à rédiger une constitution qui déterminera une fois pour toutes la répartition des pouvoirs entre l’exécutif, le judiciaire et les communautés de bases. Cette Assemblée constituante composée aussi de fonctionnaires désignés pour leur compétence spécifique, fixera les taux de rémunération de toutes les catégories professionnelles salariées y compris les élus de l’exécutif et des communautés de base des communes et communautés rurales en veillant sur un écart raisonnable de l’éventail de salaires et sur l’efficience des moyens mis à disposition pour les besoin du service publique.
Une campagne d’alphabétisation de masse sera entreprise dans la langue dominante des localités concernées. Cette langue sera la langue officielle pour les communautés de base qui devront savoir la lire et l’écrire. Dans ces communautés de base, les populations pourront faire un choix entre les juridictions existantes et des tribunaux de droit privé habilité à connaitre des affaires de divorce et d’héritage selon la tradition y établie. De même la conscription obligatoire sera rétablie et les effectifs militaires déployés sur toute l’étendue du territoire pour la participation aux programmes de développement de tous les secteurs économiques en même temps que la préservation de la sécurité.
Cette révolution démocratique et sociale est une nécessité compte tenu du fossé qui nous sépare des pays de démocratie avancée. Elle assurera la transition de notre sous-développement actuel vers la modernité. Cette transition se fera sans violence ni appréhension par l’exercice du droit de vote à tous les niveaux, notre ambition étant de faire de notre pays une république démocratique, sociale et moderne. L’instrument de cette ambition politique saine est un parti révolutionnaire démocratique et social. Il devra naître de discussions sincères entre les différents partis et groupes se réclamant de la gauche, et convaincus de la nécessité de construire ensemble un nouvel instrument de libération de l’homme, dans notre pays. Les modalités pratiques de la mise en exécution de ces propositions pourront être discutées dans une conférence d’unification de la gauche qui sera convoquée ultérieurement.
Notes
- L’Internationale communiste, Thèses générales sur la question d’Orient, VI- Le front anti-impérialiste unique, Edition Drapeau rouge : page 177.
- La Lutte, organe du Parti africain de l’indépendance, n°16 de novembre-décembre 1958.
- Ci kanam, Organe théorique et politique de la section de Belgique du Parti africain de l’indépendance, Spécial XXe anniversaire.
- V.I. Lénine, Pravda, 26 juin 1918. En langue française dans Lénine et l’organisation, Bureau d’Editions, 1928, page 170.
Bibliographie
- Chesneaux, Jean, Qu’est-ce que la démocratie nationale. La Pensée n° 118, décembre 1964.
- Cisskho, Sékéné Mody, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération du Mali (1959-1960), Nouvelles éditions africaines du Sénégal, (2005)
- Diouf, Makhtar, Sénégal, les ethnies et la nation, Nouvelles éditions africaines du Sénégal, 1998.
- Encel, Frédéric, Géopolitique de l’apocalypse, La démocratie à l’épreuve de l’islamisme, Flammarion, 2002
Fejtö, François, L’héritage de Lénine, Librairie générale française, 1977.
- Marx et Engels, L’idéologie allemande, édition sociale 1974, Paris.
- Ly, Abdoulaye, Les regroupements politiques au Sénégal (1956-1970) Codesria- Karthala, 1994.
- Sine, Babacar, Le marxisme devant les sociétés africaines contemporaines, Présence Africaine, 1983.
- Suret-Canale, Jean, Les groupes d’études communistes en Afrique Noire
- L’Harmattan, 1994