
Il ne s’agit pas seulement, au cours de ces journées d’hommage dédiées au grand combattant et penseur qu’a été Frantz Fanon, de célébrer le critique acerbe et impitoyable de la colonisation qu’il a été, mais surtout d’actualiser la grande espérance qu’il a suscitée et qui semble connaître un nouvel essor sur notre continent-martyre.
Notre contribution sera scindée en trois grands axes :
- Frantz fanon et la bourgeoisie bureaucratique
- La théorie de l’impasse du système néocolonial appliquée au Sénégal
- Quelques considérations sur la transformation systémique et la réactualisation de l’espérance fanonienne.
La bourgeoisie bureaucratique
Frantz Fanon avait prédit le caractère factice de la série d’indépendances des pays africains survenue quelques mois avant sa mort prématurée. Pour lui, il s’agissait de rendez-vous ratés d’une décolonisation incomplète, qui a vidé, de toute sa substance transformatrice, leur accession à une souveraineté nationale véritable.
Les colons ont transmis les rênes du pouvoir à une oligarchie locale, qui se constituera en une classe sociale jouant, jusqu’à présent, le rôle de fondé de pouvoir néocolonial et de courroie de transmission « inextricablement liée à l’économie impérialiste mondiale ».
Cette classe, bien identifiée par les marxistes africains a été baptisée bourgeoisie bureaucratique, constituée d’employés du secteur public, hauts fonctionnaires et autres cadres de l’administration, qui utilisent leurs positions dans l’appareil d’Etat pour en tirer des bénéfices personnels. Elle joue le rôle de facilitation du pillage des ressources nationales des pays africains, par les multinationales étrangères.
Même si Frantz Fanon parle de bourgeoisie nationale, il précise bien que « la bourgeoisie bureaucratique est la forme fonctionnelle obligatoire que doit prendre la bourgeoisie nationale dans les économies dépendantes où l’État est la source primordiale de richesse et de pouvoir ».
Les marxistes sénégalais ont toujours différencié la bourgeoisie nationale brimée par le capital international et ayant sa place dans le front des forces du changement, car porteuse d’un potentiel anti-impérialiste et patriotique de la bourgeoisie bureaucratique.
Seydou Cissokho, dirigeant communiste sénégalais dit d’elle, qu’elle constitue un obstacle insurmontable au développement de l’Afrique, dont les intérêts de classe ont été successicement défendus par l’UPS-P »S », le PDS et l’APR.
Elle constitue une classe intrinsèquement antinationale, antidémocratique et antipopulaire, dont les seules performances se limitent à des réalisations somptuaires comme, ce que Fanon décrit comme des « bâtiments qui ont une valeur de prestige, l’achat de grosses voitures américaines chromées » et … la polygamie doublée de libertinage.
Autant de comportements, qui ne contribuent nullement à l’accumulation productive, mais ne servent qu’à dissimuler l’échec de l’entreprise nationale.
L’impasse post-coloniale: l’exemple du Sénégal
Nous allons procéder à un rapide survol de l’histoire politique du Sénégal, qui est une illustration d’un processus linéaire comportant, certes, des acquis démocratiques, mais ayant finalement abouti à l’impasse du système néocolonial confirmant les thèses de Fanon et expliquant l’avènement des tenants de la transformation systémique.
Le Sénégal, grâce à son implication précoce dans la vie institutionnelle de la métropole française, a toujours eu une longueur d’avance dans la pratique de cette démocratie de type occidental, ce qui lui a même valu, une réputation surfaite de vitrine démocratique au niveau du continent africain.
Mais, dès les premières années de l’indépendance, le Sénégal évolue vers le modèle du « Parti-État » utilisant des mécanismes de fusion ou d’absorption de partis adverses, pour étouffer le pluralisme.
Dès les premières années après l’indépendance formelle, on allait assister à un conflit ouvert entre le président Léopold Sédar Senghor, poète francophile, porte-drapeau de l’embryon de la bourgeoisie bureaucratique d’alors et son premier ministre Mamadou Dia, nationaliste et partisan du socialisme autogestionnaire.
Après sa victoire du camp senghorien, on allait assister à une mise à l’écart de Mamadou DIA, accompagnée des dissolutions du PAI et des organisations politiques (BMS, FNS) fondées par Cheikh Anta Diop.
Cela allait permettre la perpétuation de la mainmise de la France, sur l’économie sénégalaise dans un contexte de dictature du parti unique. Ce système allait provoquer une instabilité politique se traduisant par une agitation scolaire et estudiantine, qui va culminer avec la crise de 1968, avec la participation du monde du travail.
Alors que dans plusieurs pays africains, on observait des putschs incessants, la Sénégal allait connaître une « mue démocratique » avec d’abord, la création d’un poste de premier ministre, dans l’optique d’une déconcentration de l’Exécutif. Puis, au milieu des années 70 fut instauré un multipartisme limité, avec la loi des « trois courants ».
Mais toutes ces réformettes ne réussiront pas à contenir le mouvement populaire et le poète-président Senghor fut contraint de démissionner de sa fonction en 1980, et de céder à son dauphin, le fauteuil présidentiel, par la grâce de l’article 35, un artifice tordant le cou aux dispositions constitutionnelles.
Deux tendances contradictoires allaient caractériser le règne de l’héritier de Senghor, le président Abdou Diouf, aux commandes de l’Etat sénégalais pendant deux décennies :
- d’une part, un élargissement relatif des espaces politiques et citoyens (multipartisme intégral, émergence de plusieurs syndicats autonomes, pluralisme médiatique…) et
- de l’autre, une libéralisation débridée des politiques publiques, à travers les plans d’ajustement structurel du FMI, selon le mot d’ordre « moins d’Etat, mieux d’Etat ».
Dans un contexte d’effondrement du camp socialiste, la conférence de La Baule du 20 juin 1990 allait valider cette approche d’acclimatation de la démocratie représentative libérale en Afrique, dont le Sénégal a été un des pionniers, tout en laissant intacts les rapports de domination impérialiste. C’était le sens de l’appel du président François Mitterrand aux dirigeants africains, autocrates notoires, à changer de paradigme,
C’est dans ce contexte de l’après-Baule que survint la première alternance démocratique, le 19 mars 2000, , mais aussi, grâce à la lutte soutenue du mouvement national démocratique.
Sans surprise, le nouveau pouvoir libéral s’inscrira dans une option de continuité néocoloniale et de renforcement du système hyper-présidentialiste, dans la nouvelle constitution votée lors du référendum du 7 janvier 2001.
La deuxième alternance démocratique sénégalaise survenue, le 25 mars 2012, grâce à la victoire de Macky Sall ne dérogera pas à la règle de la continuité néocoloniale, mais l’irruption du PASTEF, en 2014 sur la scène politique nationale allait changer la donne.
En lien avec la profonde lame de fond, qui balaie plusieurs Nations en Afrique, dans les pays voisins et frères, cette nouvelle formation politique allait, en effet, se placer sur le terrain anti-impérialiste, de souveraineté nationale et de défense intransigeante des intérêts nationaux, ce qui constituait une déclaration de guerre aux tenants du système néocolonial.
Pour faire face à cette nouvelle menace contre les intérêts de ses mentors occidentaux, la coalition Benno Bokk Yakaar allait instaurer une gouvernance marquée par la judiciarisation de la scène politique, ainsi que la criminalisation extrême des acteurs politiques de l’Opposition.
Cela allait également conduire à une instrumentalisation des institutions parlementaire et judiciaire, conduisant à des tripatouillages récurrents des textes de lois, voire de la Constitution et à des embastillements d’une ampleur inédite, de milliers de militants politiques et d’activistes…
Ce fut tout le mérite duPASTE, porte-drapeau d’une jeunesse sénégalaise, cherchant à rompre les amarres avec les anciennes puissances coloniales d’avoir opposé une résistance héroïque à ces dérives autoritaires.
Arbitrairement évincé de l’élection présidentielle, Ousmane Sonko, Président du PASTEF fut obligé de désigner son camarade de parti, Bassirou Diomaye Faye, comme candidat de substitution.
Les résultats de la présidentielle du 24 mars 2024 allaient consacrer le triomphe électoral acquis, dès le premier tour, pour le « duo présidentiel » Sonko-Diomaye, auréolé d’un parcours prestigieux voire héroïque,
La transformation systémique comme réactualisation de l’espérance fanonienne.
Le régime de PASTEF se positionne pour une réforme de la gouvernance pour mettre fin aux forfaits de la bourgeoisie bureaucratique. Il prône un développement économique dans le respect de l’environnement, en misant sur le renforcement du capital humain et l’équité sociale.
Le socle de l’agenda national de transformation 2050 repose, avant tout, sur une économie compétitive et diversifiée, basée sur une industrialisation en vue d’une croissance, créatrice de valeur ajoutée et d’emplois. Il s’inscrit dans la lutte pour une Afrique unie, souveraine et prospère, de concert avec leurs frères africains.
Tous ces éléments programmatiques sont en harmonie avec l’idéal fanonien et sont annonciateurs du nouvel espoir pastefien
L’accession du PASTEF au pouvoir, le 24 mars 2024 a suscité de nombreux espoirs au sein des forces panafricanistes.
Malheureusement, l’équipe dirigeante du PASTEF, de moins en moins homogène, semble sous-estimer les enjeux de l’heure, que sont la nécessité d’une refondation institutionnelle, l’avènement d’une nouvelle République et l’alliance avec les prolétariats urbain et rural.
Pour maintenir la flamme vivante, il faudra contrer le processus mondial de désidéologisation consécutif à la chute du mur de Berlin et tirer les leçons la crise de la démocratie représentative conduisant à l’érosion de l’État de droit et au manque de libertés, au rétrécissement des espaces civiques accompagnés d’un essor du conservatisme social.
Pour sortir, de l’impasse néocoloniale, les nouvelles autorités ont fait quelques pas dans la bonne direction,
- en mettant fin à la présence de l’armée française dans notre pays et
- en conduisant une politique de reddition des comptes, qui est une étape cruciale dans la neutralisation des activités prédatrices de la bourgeoisie bureaucratique inauthentique et parasitaire.
Il s’agit d’instaurer une nouvelle République démocratique et populaire, de s’approprier de l’héritage panafricaniste et des idéologies progressistes, dont la pensée de Fanon.
Dr Mohamed Lamine LY

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