A Freetown, la capitale de la Sierra Léone, la Church Missionary Society créa le Fourah Baye College en 1827. C’était le premier collège d’enseignement en langue occidentale en Afrique de l’Ouest. Au moment de sa création, il existait déjà de nombreux centres d’érudition islamique en Afrique de l’Ouest. Sankoré est l’un des plus anciens de ces centres. Fondé au XIVe siècle à Tombouctou, Sankoré pouvait être comparé favorablement aux meilleurs centres d’enseignement du monde musulman. Ce livre raconte l’histoire l’érudition islamique en Afrique de l’Ouest.
Pourquoi le titre Au-delà de Tombouctou ?
Parce que Tombouctou, certes, est un centre d’érudition islamique célèbre depuis des siècles. Elle est connue par ses écoles, ses archives de manuscrits rares et ses grands savants. Mais Tombouctou n’était pas unique. Ce n’était qu’un lieu d’érudition parmi tant d’autres de l’Afrique Noire. Pour citer quelques autres, il y a la ville de Djenné au Mali, la cité de Médina Baye à Kaolack, celle de Pire Saniokhor au Sénégal ou l’histoire de l’érudition a fait l’objet d’un livre écrit par le docteur Thierno Kao, Kano et Borno au Nigéria pour ne citer que quelques uns. Vous verrez qu’il n’y a pas de photo de Tombouctou dans le livre. Sur la page de couverture de l’édition anglaise il y a la photo de la mosquée de Djenne. Sur celle de l’édition française, il y a la Mosquée de Médina Baye et la photo du Cheikh Ibrahim Niasse. Dans toutes ces cités, il y a une longue et solide tradition d’érudition. Des étudiants viennent de partout dans le monde musulman pour y étudier
Je décris dans ce livre la genèse de l’érudition islamique en Afrique de l’Ouest du début jusqu’à nos jours en examinant les contextes ayant influencé la production et la dissémination du savoir islamique. En analysant l’érudition islamique dans sa profondeur, j’essaie de corriger l’idée erronée que l’Afrique sub-saharienne se situait à la périphérie du monde musulman.
Les lettrés musulmans d’Afrique de l’Ouest ont apporté une contribution décisive au savoir islamique et leurs écrits ont eu un grand impact en Afrique sub-saharienne, mais aussi au Maghreb. Ils ont mis en place un système élaboré de transmission du savoir en Afrique de l’Ouest. Ils se rendaient en Afrique du Nord et aux Lieux Saints de l’islam pour y étudier mais aussi pour enseigner, et inversement, les Arabo-berbères venaient à Tombouctou, à Médina Baye, pour enseigner, mais aussi pour étudier.
La propagation de l’érudition islamique est allée de pair avec celle de la langue arabe, qui est l’une des langues les plus usitées dans le continent africain. C’est la langue maternelle de 200 millions d’Arabes d’Afrique du Nord et la langue liturgique de plus de 250 millions d’Africains. Cette tradition d’érudition n’a pas décliné à la faveur de l’émergence de l’hégémonie occidentale. Au contraire, les lettrés musulmans se sont appropriées les systèmes pédagogiques modernes et les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour promouvoir l’érudition islamique. Malheureusement une grande partie des intellectuels non arabisants ignorent cette tradition d’érudition et le livre fournit une vue d’ensemble accessible de cette tradition d’érudition, y compris sa genèse, les métamorphoses qu’elles a subies à l’époque coloniale et son adaptation à la mondialisation.
Une brève destruction de la structure du livre
Le prologue est en partie autobiographique et j’y explique en quoi mon expérience personnelle et familiale m’ont inspiré à faire les recherches ayant abouti à la publication de ce livre. Les quatre premiers chapitres identifient les groupes et réseaux qui sont devenus les piliers de la production, la reproduction et dissémination de ce qui constituait le savoir conventionnel islamique et dont la maîtrise conféraient la qualité de lettrés. J’y analyse également les grands débats au sein des lettrés musulmans du 16ème au 19ème siècle ; notamment l’esclavage, le jihad et la construction des états islamiques.
Les quatre derniers chapitres du livre démontrent comment le système d’éducation islamique a été affecté par le colonialisme, mais également comment ce système s’est réadapté par la création des écoles franco-arabes, des universités et facultés d’études islamiques, et comment elle s’est renforcée à la faveur de la densification de la vie associative islamique qui a eu un impact profond sur la vision du monde des musulmans d’Afrique de l’Ouest. J’y mets également l’accent sur le rôle que les pays arabes et organisations internationales et non gouvernementales musulmanes extérieures ont joué dans le développement des institutions musulmanes en Afrique de l’Ouest au cours des 50 dernières années. J’y aborde aussi l’apparition des nouveaux courants de pensée islamiques tels que le chiite, l’islamiste. Le dernier chapitre analyse l’émergence des groupes jihadistes violents tels que Al-Qaida au Maghreb islamique, Ansaredine et MUJAO au Nord du Mai et Boko Haram au Nord du Nigéria en ce début du 21 ème siècle
Principaux débats auxquels ce livre contribue
Quels sont les débats intellectuels contemporains auxquels ce livre cherche à contribuer ? Il y en a deux en particulier
- Le premier c’est l’historiographie africaine et le deuxième le cosmopolitisme.
Dans ses leçons sur la philosophie de l’Histoire, le philosophe allemand Hegel avait affirmé à propos de l’Afrique noire. Je le cite
‘Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. L’Afrique n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement et ce qui s’y est passé, c’est-à-dire au Nord, relève du monde asiatique et européen. ; ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle. Fin de citation
Les historiens de l’Afrique ont prouvé que de telles affirmations n’ont aucun fondement. Ils ont démontré que de grandes civilisations se sont épanouies en Afrique au cours du dernier millénaire. Je m’inscris dans la même perspective que ces historiens en démontrant que l’Afrique de l’Ouest a une riche histoire intellectuelle qui s’est exprimée dans plusieurs langues. Contrairement à une opinion répandue, l’écriture était bien connue en Afrique sub-saharienne avant la colonisation. Certaines régions d’Afrique de l’Ouest avaient des taux d’alphabétisation très élevés. Nous en avons la preuve par les dizaines de milliers de textes écrits par les Africains de l’Ouest et qui gisent dans les collections publiques et privées de manuscrits, mais également des témoignages d’observateurs européens. Quelques exemples
Le Baron Jacques François Roger, Gouverneur français du Sénégal de 1822 à 1827 avait écrit qu’il y avait plus de Noirs qui pouvaient lire et écrire l’arabe en 1828 que de paysans français pouvant lire le français.
Francis Moore, un employé de la Royal African Company of England, une compagnie à charte anglaise opérant en Sénégambie, avait écrit dans ses mémoires que : « dans tous les royaumes et contrées des deux rives de la Rivière Gambie, des communautés peules parlaient la langue arabe » et « que d’une manière générale, elles connaissaient mieux la langue arabe que les Européens ne connaissaient le latin, même si elles parlaient également une langue vulgaire dénommée Pholey ».
D’autres explorateurs, avant et après Moore, y compris Ibn Battouta au XIVe siècle, Léon l’Africain au XVe siècle, l’explorateur européen Mungo Park au XVIIIe siècle, et beaucoup d’autres au XIXe siècle, ont témoigné de la vitalité de l’érudition islamique en Afrique de l’Ouest bien avant l’invasion coloniale de la n du XIXe siècle. Selon l’explorateur français René Caillé qui a visité Tombouctou au début du XIXe siècle : « tous les nègres de Tombouctou pouvaient lire le Coran et le connaissaient même par cœur ».
L’écriture de l’histoire africaine après l’indépendance, a privilégié trois types de sources : les sources coloniales en langues occidentales, la tradition orale et l’archéologie. Ce livre identifie une quatrième catégorie de sources : les écrits en langue arabe et en Ajami (les langues africaines transcrites avec le caractère arabe). L’écriture arabe a une histoire de huit siècles et les lettrés musulmans africains citent dans leurs écrits des auteurs de Turquie, de l’Inde, de l’Afrique de l’Ouest, de la Perse, de l’Andalousie musulmane. Ce qui constitue autant de preuves qu’ils participaient à un réseau mondial d’échanges intellectuels.
En outre, si les Européens depuis Hegel considéraient le Sahara comme une énorme barrière séparant l’Afrique du Nord, les réseaux politiques, économiques et scolastiques documentés dans ce livre sont centrés autour du Sahara et démontrent comment les habitants les Africains et Arabo-Berbères se sont servis du désert comme un pont pour construire de larges réseaux régionaux. Au cours du deuxième millénaire, les Africains noirs et les Arabo- Berbères ont entretenu des contacts soutenus. Comme le prouvent l’invasion marocaine ayant détruit l’Empire Songhay et la non moins infâme traite orientale des esclaves, leurs relations ont parfois été violentes. Mais, elles ont aussi été mutuellement bénéfiques par le biais d’échanges matrimoniaux, commerciaux, diplomatiques, et surtout des relations spirituelles et intellectuelles. Néanmoins, ces échanges intellectuels demeurent l’aspect le moins étudié des relations entre l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne, et cette négligence résulte de l’organisation académique de l’étude de l’Afrique en Occident. D’une part, les universités occidentales ont conçu l’Afrique du Nord (Maroc, Libye, Tunisie, Algérie, et Egypte) comme une aire culturelle distincte appartenant à un ensemble dénommé Moyen-Orient-Afrique du Nord et étudié dans le cadre d’une spécialisation désignée comme telle (Etude du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord). D’autre part, elles ont confiné l’étude du sud du Sahara, considéré comme l’Afrique au sens propre du terme, dans le cadre de l’africanisme ou des études africaines. Cette division du travail ignore le fait que la langue arabe, comme langue maternelle ou de liturgie, tout comme la culture arabe ont été et demeurent des liens puissants unissant des centaines de millions de musulmans du Maghreb, du Sahara et de l’Afrique sub-saharienne.
Le deuxième débat auquel ce livre contribue est celui sur le cosmopolitisme. L’Afrique noire tend à être représentée aussi bien dans le discours académique que dans l’imaginaire populaire comme un univers de tribus antagoniques. Un des grands défis de la construction nationale, selon une telle perception, est de créer un commun vouloir de vie commune au sein des différentes tribus séparées par les frontières coloniales et postcoloniales. Ce métarécit a tellement été ressassé qu’il est devenu, sinon parole d’évangile, du moins la lecture dominante. J’affirme que de nombreux peuples ouest-africains se sentant liés par une communauté de destin, ont su, dans le passé comme dans le présent, transcender leurs particularités pour réaliser des objectifs communs. La très ancienne tradition intellectuelle islamique, à laquelle des Africains de races et d’ethnicités diverses ont contribué, constitue une illustration achevée de cette réalité. Cette tradition a toutefois été occultée par le discours hégémonique occidental du siècle dernier. En inventant l’Afrique comme continent d’oralité, ce discours passe sous silence sa tradition littéraire.
En 2013, tous ceux qui suivaient l’actualité africaine avaient appris qu’à Tombouctou, lieu d’érudition islamique célèbre où sont préservés des milliers de manuscrits, de nombreux écrits avaient été détruits par les islamistes lors de la contre-offensive française visant à stopper leur expansion. Mais très peu de gens savent que Tombouctou n’était qu’un lieu d’érudition précolonial parmi tant d’autres en Afrique de l’Ouest. L’objectif de ce livre est de corriger la perception de l’Afrique noire comme continent d’oralité essentiellement.
J’y analyse la genèse et la transformation de l’érudition islamique du XVIe siècle au XXIe siècle en passant par la période coloniale. Je mets l’accent sur la contribution des lettrés musulmans à la production et la transmission du savoir et aux processus de transformation sociétale et de construction étatique. Je réfute l’idée d’un ordre épistémologique occidental dominant en Afrique de l’Ouest postcoloniale et j’argue qu’aucune étude de l’histoire de l’éducation ou de la production du savoir en Afrique de l’Ouest ne saurait être complète si elle ne tient pas compte de cette tradition intellectuelle.
Quelles parties lire si on n’a pas le temps de lire tout le livre
J’espère qu’une personne qui feuillette ce livre dans une libraire, ou qui obtient une copie sans avoir le temps de le lire dans son intégralité, lira juste les épigraphes du prologue, des neuf chapitres et de l’épilogue car ces épigraphes car elles illustrent une idée maîtresse du livre, ou j’évoque soit une opinion erronée sur l’Afrique que j’essaie de corriger.
Par exemple dans l’épigraphe de l’épilogue, je cite Kwame Nkrumah, qui dans son discours Flowers of Learning, prononcé lors de sa nomination comme chancelier de l’Université du Ghana se lamentait la destruction des centres d’érudition africains par les envahisseurs étrangers. En effet en 1591, une expédition marocaine de milliers de soldats munie d’armes à feu avait attaqué l’Empire Songhay, donc Tombouctou faisait partie. Les troupes marocaines confisquèrent de milliers de manuscrits qui sont toujours au Maroc. Ils exilèrent `des éminents savants de Tombouctou qui moururent tous au Maroc, excepté Ahmad Baba al-Timbukti, qui était l’un des plus grands savants du Monde musulman du 16ème siècle dont la vie, l’œuvre et l’impact en Afrique du Nord est analysé dans ce livre. Trois siècles après l’invasion marocaine, les troupes de colonisation française dirigée par le commandant Archinard attaquent et vainquent l’Etat omarien et confisque les milliers de manuscrits qui constituaient sa bibliothèque pour les loger à la Bibliothèque nationale de France où ils sont toujours préservés sous le titre de fond Archinard. En 2013, lors de la contre offensive visant à libérer le Nord du Mali de l’occupation des islamiques, ces derniers brulèrent et volèrent plus de 4 milles manuscrits ainsi que les disques durs d’ordinateurs ou des manuscrits avaient été digitalisés.
Quels sont les enseignements à tirer de ce livre?
Conclusion
En 1964, l’intellectuel nigérien Abdou Moumouni, parrain de la première université du Niger indépendant, avait publié un ouvrage faisant le point sur l’éducation en Afrique identifiant ses forces et ses faiblesses. Il affirmait en conclusion de son livre que la réforme du système éducatif en Afrique est une priorité. Un demi- siècle après la publication de l’ouvrage de Moumouni, la production du savoir reste fragmentée en Afrique noire, et le système éducatif actuel n’est toujours pas en mesure d’intégrer pleinement les différentes traditions intellectuelles. Certes, ce n’est pas l’Afrique Noire seulement qui est affectée négativement par la fragmentation du champ scientifique. La fragmentation du savoir était le sujet du premier rapport mondial sur les sciences sociales (ISSS-UNESCO) de 2010. Parmi les problèmes que posent l’accumulation, la transmission et l’usage de la connaissance dans différentes sociétés, le Rapport cite notamment les inégalités et asymétries comme facteurs fondamentaux. L’Afrique de l’Ouest, sans nul doute, est confronté à ces problèmes. Le fossé séparant europhones et non europhones, et particulièrement les arabophones, doit être comblé pour rendre lisible l’héritage intellectuel du continent et bâtir de solides bases pour l’éducation du troisième millénaire.
VIDÉO: Au-delà de Tombouctou. L’histoire intellectuelle de l’islam dans l’Afrique de l’ouest