Le Prof. Kane étudie un espace culturel, politique, religieux et civilisationnel qui est pour le monde arabo musulman, ce que jadis l’Ethiopie, plus précisément l’Abyssinie, fut pour le monde gréco- romain, puis judéo chrétien, c’est-à-dire un espace d’échanges et de contacts qui lient l’Afrique Noire au reste du monde. L’érudition, née dans cet espace qui a fondé une foi religieuse universelle, en façonnant l’universel de l’Islam à partir du local de sa culture.
Goethe a une fois parlé de l’islam en ces termes :
« Si l’islam veut dire : soumis à Dieu, nous vivons et mourrons tous en islam ».
Le philosophe allemand souligne ici la perspective universaliste de l’Islam, en faisant la distinction entre universalité et uniformisation, et c’est ce qu’il explique d’ailleurs dans » Maximes et réflexions » :
Le particulier est éternellement soumis à l’Universel : l’universel doit éternellement s’incliner devant le particulier.
La portée du livre du Professeur Kane est qu’il reconstitue l’universel d’une érudition en Islam du Sahel à à partir de son enracinement local.
Subséquemment à cela, je pense que l’au-delà de Tombouctou, le titre du livre, tout en traduisant le raffinement intellectuel de son auteur, est un programme vaste et immense. Francophone, anglophone et Arabophone tout à fait achevé, le professeur Kane connait les études islamiques de France, du monde anglophone et du monde arabe, Il maitrise ces trois langes, et ce que le public ne sait pas encore, il lit et s’exprime à l’aise en allemand, il connait fréquente les spécialistes des études islamiques du monde germanique et je voudrais citer un d’entre eux : Rüdiger Seesemann: The Divine Flood: Ibrahim Niasse and the Roots of a Twentieth-Century. Sufi Revival. New York Oxford University Press 2011 qui est l’ouvrage d‘une thèse habilitation allemande: Nach der «Flut»: Ibrâhîm Niasse (1900-1975), Sufik und Gesellschaft in Westafrika . Habilitation Bayreuth University, 2004. Le même a publié Ahmadu Bamba und die Entstehung der Murîdîya paru à Berlin chez Klaus Schwarz Verlag 1993 ou Between Sufism and Islamism: The Tijâniyya and Islamist rule in the Sudan. Princeton Papers. Interdisciplinary Journal for Middle Eastern Studies 15 Sufism and Politics: (eds.) Paul Heck), 2006 Les études islamiques et la tradition orientaliste en Allemagne méritent d’etre mieux connues au Sénégal . J’en veux deux illustrations : Seesmann dans sa monographie retrace l’apport intellectuel de la Murrdiyya qu’un islamologue algérien Ismael al Arabi a essayé d’atténuer Le même a mis en exergue l’existence d’une diplomatie religieuse dans la tidainia sénégalaise, dont la famille de Kane est un pilier essentiel,
Le professeur Kane est passeur et perceur de frontières, sur trois plans
1er le prof livre dans toute sa splendeur l’histoire de l‘érudition intellectuelle d’une région de l’Afrique qui a fondé une histoire religieuse faite de controverses, façonnée par la culture da la controverse, un terroir de médiation et enfin de convivialité intellectuelle même marquée par l’âpreté s’il le faut, cette tradition a pu se mener aussi dans la tempérance. Je voudrais citer les propos d’un chercheur que le professeur Kane connait bien, Ali Mazrui, Kane cite en effet le livre- film de Mazrui The triple heritage. Mazrui parle d’un œcuménisme abrahamique en Islam d’Afrique dit ceci :
Relations between Islam and Christianity can be conflictual and they currently seem to be in parts of the Nile Valley or competitive as they seem to be in East Africa or ecumenical as the have often been in countries like Senegal and Tanzania. Christianity and Islam are in an ecumenical relationship when they appear to accept each other as a divergent path towards a convergent truth- different means towards shared ultimate end. Minimally, the ecumenical spirit is a spirit of ‘Live and Let Live’ Maximally, the ecumenical spirit is a spirit of interfaith cooperation. Whether it is conflict, competition, or ecumenicalism, it is a matter determined by three other forces- the import of doctrine, the sociological balance in a given society, and the legacy of history in that particular society.
Legacy of history :l’histoire recupère toujours es doits .
Kane exhume un héritage, qui constitue un antidote à l’identitarisme. L’Afrique est plurielle et le continent par excellence de la très grande diversité.
2ème :La deuxième idée qui exemplifie le fait que notre collègue soit à mes yeux passeur et perceur de frontière est la suivante.
Le professeur Kane poursuit un legs familial, éclaire une trajectoire familiale, celle d’une famille d’érudits- celle du Cheikh el Ibrahima Niasse qu’il met au bénéfice de la recherche scientifique. Il perce ainsi une autre frontière, l’interface entre le biographique et la recherche scientifique. Pour qui connait l’entremise de son grand père dans la gestion des conflits interconfessionnels au Nigeria ou de sa Mama dans l’éducation religieuse au Sénégal et au service des couches sociales vulnérables, il est important de le lire le sens de ce livre et son héritage dans le contexte de la destruction de la raison religieuse par la folie meurtrière dans le Sahel actuel.
La troisième idée qui me fait dire que la publication de ce livre perce les frontières est celle- ci -et je tiens à la souligner : grâce à la version française, le Professeur Kane permet aux francophones un accès à la rive d’une autre frontière, celles des langues. Nous autres avons intérêt à tirer la leçon sur le fait que les publications des travaux scientifiques les plus méritants sont en langue anglaise et ce faisant nous libérer du jacobinisme linguistique.
J’en viens à ma lecture du livre : Mes collègues ont largement développé des arguments de très grande rigueur sur la qualité scientifique du livre. L’auteur et le public vont échanger sur toutes ces questions.
Mon regard, celui d’un historien des idées est le suivant : comment peut-on parlé de l’essence ou de linéaments d’une philosophie de la religion dans l’espace intellectuel qu’il étudie ? Qu’elle place peut-elle ré-occuper dans notre modernité en cours de construction? Une philosophie de la religion est une part constitutive dans la philosophie de l’histoire. La laïcité jacobine dans sa version tropicale a tout un intérêt à le savoir et le transmettre dans la diversité et le respect des différences.
Ce n’est pas un hasard si les premières phrases de Kane font parler Nkrumah :
Si l’université de Sankoré n’avait pas été détruite, si le professeur Ahmad Baba, auteur de 40 ouvrages d’histoire n’avait pas vu son œuvre et son université détruites, si l’université de Sankoré, telle qu’elle était en 1591, avait survécu aux ravages des invasions étrangères, l’histoire académique et culturelle de l’Afrique aurait été différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
Nkrumah cite deux Africains dans sa construction d’une philosophie de l’Histoire : Anton Wilhem Amo son compatriote Ashanti, premier philosophe noir dans une Université allemande de l’époque de Kant et Ahmad Baba al Timbouctou tous les deux ont en partage la captivité et nous ont laissé deux ouvrages : Entretiens avec les habitants de Taoût pour l’érudit de Tombouctou et De jure de more (Du Droit des Maures (noirs) pour le philosophe Ashanti.
Alors nous y sommes !
Je voudrais retenir de la philosophie de la religion dans l’étude du Professeur Kane plusieurs thèmes : la Conscience de l’histoire, la conscience religieuse et la conscience de soi. L’importance d’un livre est multiple, pour moi le plus important est son utilité du moment. Et dans ce sens l’impact de cette publication sur le présent s’articule autour des points suivants que je vais essayer de résumer. En faisant référence à la Conscience de l’histoire, la conscience religieuse et la conscience de soi, je veux dans cette matrice retenir sept pistes de réflexion :
1-L’histoire et la permanence d’une théologie politique en Islam du Sahel,
2-L’histoire académique, scolaire et pédagogique de la transmission des savoirs fut interrompue par l’implantation d’un autre modèle de transmission des savoirs, celui du type proto et postcolonial, qui a contribué à la rendre archaïque ;
3-Cette déconstruction a cimenté l’existence et le développement de deux élites séparées, fait qui a laissé apparaitre deux sociétés parallèles ;
4-L’occidentalisation et l’islamisation des sociétés africaines ont provoqué deux temporalités, des pluralités conflictuelles, elles -mêmes jusqu’à nos jours non résolues ;
5-L’histoire de l’Afrique n’est pas qu’orale elle est aussi écrite. Cette idée longtemps défendue et qui eut son travers africain, un romantisme dans notre historiographie que le recteur Thioub appelle identités chromatiques, doit être corrigée et relativisée
6-Si l’oralité de la culture africaine du sahel a pu être si importante, c’est qu’aucun de deux systèmes en situation de conflictualité n’a pa avoir un prolongement étatique , national et populaire de façon soutenue et permanente
7-Connaitre cette chaine de causalité, c’est déchiffrer une part essentielle qui explique un retard de l’Afrique, sa part dans l’économie du savoir d’une part et la construction du cadre théorique de sa modernité.
Deux pays ont construit le cadre théorique de leur culture économique à partir de la culture progressiste de leur histoire religieuse : le Japon et l’Allemagne. Dans les deux cas, il ne s’agissait pas de restauration ; Le protestantisme allemand a pu propulser selon Weber construire la capitalisme allemand, le piétisme luthérien fondé une charpente d’une éthique publique. Le luthéranisme a eu une ^part essentielle dans l’historiographe allemande et la constitution de l’Etat allemand, par sa version prussienne.
Mon propos n’étant pas de développer ces six thèses : la cadre et mon rôle ne l’étant pas ; par contre, je voudrais dans le sens d’un regard vers l’au-delà de Tombouctou livrer et terminer mes réflexions sur une question qui porte sur la philosophie de l’histoire dont je situe l’impact dans sa contribution au service de la révision de l’historiographie africaine en cours.
Je dois être bref et mon idée est la suivante :
De Leibniz à Hegel et même au-delà, la géographie a colonisé l’histoire, la philosophie d’histoire étant plus complexe, la géophilosophie n’étant pas la philosophie de l’histoire, la justification rationnelle de la première qui a prévalu sur les droits de la seconde a consolidé ce que Marc Crépon a appelé les géographies de l’esprit.
C’est sous ce rapport que je veux souligner l’importance du livre du professeur Kane, en mettant l’accent sur le chapitre 1 de son livre qui traite de la géopolitique des sources. En rapport avec l’idée que je viens de développer tantôt, je voudrais citer ce passage du chapitre 1 :
La recherche sur l’érudition en Afrique de l’Ouest est très avancée et les sources disponibles nous permettent de documenter l’histoire de cette érudition, à commencer par son émergence et son économie politique.
Dans le chapitre II intitulé Genèse et économie politique de l’érudition islamique, le professeur Kane nous livre une érudition en langues africaines. Nous avons ici un legs dont l’impact sur notre présent est immense, intégrateur et réformateur. Sa prise en compte garantit notre passage vers une modernité assurée et une voie souveraine d’un développement harmonieux. Nous avons un outil précieux de recomposition intellectuelle de notre politique de formation