HOMMAGE A Daha Salla KANE

Le jour de son décès, à la mosquée , au cimetière, à son domicile et huit jours durant, hommes et femmes de toutes conditions et de toutes origines qui l’ont connu, qui ont partagé avec lui des liens de famille, d’études, de travail, de dévotion et de relations sociales les plus variées, ont exprimé les témoignages les plus élogieux pour saluer sa mémoire et prier pour le repos de son âme . Ils n’ont pas dit tout ce qu’ils auraient voulu dire – ni le temps, ni les circonstances ne s’y prêtaient – mais l’ essentiel de ce qu’il convient de rappeler ou de révéler sur sa vie a été formulé: sa piété sans ostentation ni zèle, sa pondération, son intégrité morale, l’immense affection dont il entourait les siens, ses actions sociales discrètes et appréciées par les bénéficiaires qui n’ont pas été avares en expression de leur reconnaissance et sa grande culture scientifique et humaniste. Certains de ses proches ont esquissé et diffusé, notamment dans les cercles familiaux, des notes biographiques dans la foulée de l’annonce de sa disparition. Ces témoignages ont l’immense mérite de rappeler, avec encore plus de précision, les grandes lignes de sa vie familiale, professionnelle et confessionnelle.

Le jour de son décès, le 11 avril 2022, aux environs de 6h 30 du matin , après que son neveu, Mamadou Ly m’ eut annoncé le rappel à Dieu de Daha Kane, quelques images fortes se sont tout de suite bousculées dans ma mémoire. J’en évoque ici quelques-unes.

Une date et des gestes significatifs

Sa stature d’homme cultivé et attentionné m’est apparue dans toute sa clarté – jusque-là je ne faisais que le croiser dans les rencontres familiales, chaleureuses et affectueuses mais brèves – quand, au cours de l’année 1969, venant de Dakar et étant de passage à Paris où j’achevais ma scolarité universitaire, il m’invita à diner, le même jour, au terme d’une après – midi de flâneries dans cette ville qu’il connaissait bien pour y avoir fait ses études et de longues haltes dans des librairies où il fit une moisson conséquente d’ouvrages et de magazines scientifiques et littéraires. La famille et les études occupèrent l’essentiel de cette soirée et me révélèrent ses qualités d’homme attaché à la vie de l’esprit, maitrisant les arcanes de notre généalogie commune, parfaitement informé de la marche du monde et fin critique de nos sociétés et de certains de leurs hommes capitaux. Ce fut le point de départ – ou plus exactement la poursuite autrement – d’une relation empreinte d’affection , de courtoisie et de respect comme il se doit pour ma part à l’endroit d’ un ainé – celui- ci fut- il mon neveu par ailleurs.

Un déjeuner mémorable

Mademoiselle Lamy – la cinquantaine à l’époque – est une universitaire française agrégée de mathématique, que le hasard m’a fait connaitre dans le cadre d’activités d’animation réunissant, pendant les vacances, des jeunes de plusieurs nationalités pour les mettre dans les conditions de faire connaissance et de cultiver la fraternité. A deux reprises, en compagnie d’autres membres de cet encadrement, que nous assurions collégialement, elle m’a reçu à déjeuner chez elle et fait connaitre sa mère, veuve d’un inventeur de brevet dans un domaine, dont j’ai oublié la nature. Au cours de l’année 1971, en route pour l’Afrique du Sud, les deux dames Lamy – qui, chaque année, visitaient un pays différent – m’ont fait savoir qu’elles feraient un transit de 24 heures à Dakar. La moindre des choses étaient d’aller les accueillir à l’aéroport et, après leur installation, de les inviter à mon tour à partager un repas. Enseignant débutant, vivant seul, dans un sommaire deux-pièces, j’ai passé en revue les formules – somme toute limitées – qui s’offraient à moi pour m’en sortir honorablement. C’est finalement, à Hann, dans le logement de fonction de Daha Salla , alors directeur de la Pharmacie Nationale d’ Approvisionnement du Sénégal, qu’elles furent reçues pour un déjeuner mémorable et une après- midi de conversations chaleureuses et de haute facture. Les impressions, dont elles me firent part pendant que je les raccompagnais à leur hôtel et qu’elles ont réitérées par lettre à leur retour à Paris, ont invariablement mis l’accent sur l’ image d’hôtesse attentionnée que leur a laissé Bineta Nourou, l’épouse de Daha, la simplicité et la qualité des mets servis, l’exquise maitrise de la langue française et la grande culture du maitre de céans. L’honneur était sauf. J’en ai su un gré infini à Daha et à Binta, car si ces deux voyageuses devant l’Éternel n’attendaient pas de moi l’exacte réplique de la qualité de leur hospitalité parisienne, elles n’en furent pas moins comblées par la chaleur de l’accueil, impressionnées par l’atmosphère familiale et séduites par l’originalité de la conduite du repas, naturelle et sénégalaise.

Ce que j’ai entendu dire de lui par ses camarades de la promotion de 1946 au lycée Faidherbe de Saint- Louis

Dans son autobiographie intitulée « L’Itinéraire tumultueux et enrichissant d’un agronome africain » , publié chez l’Harmattan, Amadou Ndao dit Bourtanda, condisciple de Daha Kane, liste à la page 214 de son ouvrage, les noms des élèves de cette promotion de 1946: ils étaient 66, originaires de différents pays d’ Afrique. Sur la dizaine d’entre eux, que je connais, deux ou trois m’ont souvent entretenu des relations, qu’ils ont conservées à travers un groupe de rencontres périodiques, à tour de rôle, dans leurs domiciles respectifs. Cheikh Hamidou dit KACHA, Amadou So et Abdourahmane Dia dit Nadjirou Dia que j’ai eu l’avantage de rencontrer souvent n’ont cessé de magnifier cette bonne habitude de retrouvailles autour d’un repas pour évoquer des souvenirs de jeunesse scolaire et universitaire. Quand ils me parlent de Daha, tous aiment s’attarder, avec délectation, sur les aspects suivants de leurs expériences partagées: d’abord leur ferveur commune pour les études; ensuite les traits physiques ou psychologiques de certains d’ entre eux. Le cas de Daha, sur un point particulier, leur est toujours apparu comme digne de figurer dans une anthologie des bonnes pratiques d’hygiène de vie, non sans un brin de fraternelle dérision pour ce qui leur semble excessif dans cette conduite: son obsession pour la propreté des mains. Leurs observations, conseils et plaisanteries quant à la nécessité de laisser une marge de risque susceptible d’aguerrir l’ organisme, n’ont rien pu changer à ses habitudes. Du reste, les proches de Daha pourraient ajouter avoir noté la même rigueur à propos de son régime alimentaire et de son port vestimentaire – sobre depuis toujours et toujours de blanc vêtu au cours des dernières années de sa vie. L’irruption du nouveau coronavirus dans le monde et dans notre pays l’ont trouvé, lui et sa famille, déjà acquis à la culture des gestes barrières et d’une hygiène de vie recommandée par les autorités sanitaires. Il n’y a pas grand risque à affirmer que, chez cet homme, l’apparence physique et l’observance de ces principes d’hygiène que voilà étaient le reflet d’ une vie intérieure et de principes moraux et éthiques guidant sa vision du monde et son mode de vie.

Le grand lecteur et le critique littéraire

Un jour je reçus dans mon courrier un article de journal signé Samba Salla Hawoly. Dans l’immédiat ce nom, bien que fort avenant à l’oreille, ne me disait rien de précis. Le texte portait sur un de mes ouvrages. A ma plus grande satisfaction l’analyse montrait que son auteur s’était donné la peine de bien lire le livre et surtout qu’il y faisait montre de grandes qualités de critique littéraire. Homme de culture il identifiait les problèmes essentiels contenus dans l’ouvrage, procédait à un travail comparatif avec d’ autres publications portant sur les mêmes sujets et ne manquait pas de mentionner les critiques qu’il jugeait profitables à l’ auteur tant sur la forme que le fond. Je ne le connaissais pas sous ce nom de plume: je découvre que c’est Daha Salla. Je compris bien vite à quoi faisait référence ce type d’appellation différent du prénom de l’ état civil ou de celui qui est le plus communément utilisé pour une personne donnée. Pratique courante , cependant dans la société Halpulaar, où la même personne peut recevoir plusieurs appellations, couvrant grosso modo les différents lignages auxquelles elle appartient : Samba désignant le deuxième fils dans l’ordre des naissances, suivi du prénom de la mère et du prénom de la mère de cette dernière. Bis repetita il en fit de même pour un deuxième ouvrage, mêlant comme avec le premier, encouragements et observations bienveillantes mais objectives et pleines d’humour. En dehors des enseignants qui m’ont fait l’ honneur d’inscrire ces ouvrages dans leurs programmes de formation, Daha est l’un des rares lecteurs à avoir pris la plume pour gratifier le public d’un texte d’une aussi haute facture. J’ai plusieurs fois exprimé le regret qu’il n’ait pas jugé nécessaire de laisser – comme le fit son frère ainé , le docteur Ciré, autre belle plume – une contribution à la littérature universelle au sens large, qui comprend et dépasse la seule production des romanciers et des poètes. J’avais exprimé les mêmes regrets à propos du professeur Ibrahima Wone – autre oncle maternel de Daha – bien connu, lui aussi, pour les multiples facettes d’une formation universitaire de médecin et d’enseignant, d’une connaissance de la langue française autant que du Coran et de la culture Pulaar, qui le disposaient à laisser une autobiographie pleine d’enseignements.

Nos échanges au cours de cette année 2021-2022

Au cours des derniers mois avant sa disparition – situation sanitaire oblige- nous avons beaucoup communiqué par téléphone, textos et éléments audios. Plus récemment je sentais bien dans sa voix que ce n’était pas la grande forme sans pour autant penser au pire, mettant simplement, en me fiant à mon propre cas, cette méforme sur le compte de l’âge et des aléas du climat. A plusieurs reprises, il prit l’ initiative de m’adresser un message écrit ou de m’entretenir de vive voix d’un sujet concernant la famille ou un point particulier de l’actualité.

Voici les traces de certains d’ entre ces échanges au cours des derniers mois :

 • 26 juin 2021 à 23 h20: témoignage émouvant et documenté sur son grand-oncle Fadel Kane, premier maire de Matam – à l’ occasion du baptême d’un lycée de cette ville qui allait désormais porter le nom de cet illustre premier magistrat de l’ancienne bourgade devenue capitale régionale. Et ma réponse, à 23h 47, le même jour, portant sur ce que je savais de l’oncle Fadel, qui entretenait avec mon père des relations empreintes de grande affection et de confiance.

•27 juin: commentaire par audio de la photo accompagnant son témoignage et représentant son grand-oncle Fadel, en costume-cravate, une liasse de documents à la main, debout entre deux personnes, l’un à la peau blanche et l’autre de couleur mate, probablement un officiel français et André Guillabert, me dit Daha Salla. Et au téléphone il évoque ses retours périodiques à Matam, marqués entre autres par l’image rassurante de figure tutélaire que renvoyait à son visiteur le patriarche Fadel Kane qu’il trouvait souvent assis à la véranda de sa maison en train de lire ou d’écrire.

•28 aout 2021: je reçois, comme beaucoup d’autres parents, un texte de Daha Salla consacré au 58ième anniversaire du rappel à Dieu de son cousin Amadou Issa Kane à qui le liait, indépendamment de la parenté proche – la mère de l’un est la sœur du père de l’autre – une amitié et une admiration connues de tous leurs proches. Son fils ainé porte le prénom Amadou Issa. Je lui réponds , par élément audio , que le magistrat Amadou So, figurant sur la liste de la promotion de 1946 et qui est mon voisin de quartier, m’a souvent parlé des liens qui, au lycée et bien après, l’unissaient à Amadou Issa, diplomate promis à une brillante carrière, très tôt arraché à l’affection des siens. Il confirme et ajoute forces détails sur l’amitié de ces deux Amadou et sur la profonde affliction que la disparition précoce de son cousin a entrainée dans la famille.

•Échange audio les 29 et 30 août au cours desquels il profite de sa réponse à mes vœux de santé pour insister sur deux notions caractéristiques de nos liens de parenté, propos qui confirment sa profonde connaissance de la généalogie ainsi que de la langue et de la culture pulaar. Kaaw et Essam ainsi m’appelait – il, surtout en présence de son vieil ami Badara BA. A quoi je répondais invariablement : Baadham, Essambolkeefo: neveu et gendre exemplaire. Ces 29 et 30 août donc il me parle longuement, par audio, des liens multiples de parenté qu’il entretient avec différents parents, qui, par certains côtés sont ses oncles et tantes et par d’autre ses cousins, cousines, neveux ou nièces. Il rapporte ce propos imagé par lequel aimait le plaisanter Dédé Coumba Dia sur les entrelacs de son identité plurielle : « tu es bourré de « microbes » , lui disait – elle , et comment en serait- il autrement si l’on considère par exemple que l’un de tes arrière-grands- parents, par un côté, se trouve appartenir à la même fratrie qu’un de tes grands-parents d’une autre branche ». Ces relations imbriquées ont trouvé une illustration et une expression singulières dans le fait suivant: Issa Mariame Cheikh Hamidou, le frère ainé de sa mère – ancien élève de la prestigieuse École Normale William- Ponty de Gorée, ancien directeur d’ école dans plusieurs localités et régions du Sénégal et de la Mauritanie, ancien sénateur et ancien ambassadeur du Sénégal – avait choisi de construire sa relation personnelle avec Daha ( qu’il a élevé en partie et mis à l’école) sur la base d’ une autre branche familiale qui fait du neveu et de l’oncle des cousins – ce qui lui offrait toute la latitude de pratiquer à son égard le dendiraagal, expression dont l’une des traductions les plus judicieuses me semble être celle qu’en donne le Serer et philosophe Raphael Ndiaye: parenté plaisante. Cet exemple singulier est connu de nombreux autres membres des familles concernées qui ne manquent jamais de s’adonner au plaisir d’ exploiter les nombreuses nuances de ce spectre de relations , applicables à eux- mêmes, à lui et à d’ autres.

•Raison pour laquelle dans cette avant- dernière audio – il n’ y en eut plus après la suivante jusqu’à son rappel à Dieu – il m’ explique comment je suis à son égard : Kaaw ( ce que je savais déjà), cousin (du côté de ma mère qui avait l’habitude de lui rappeler qu’elle est sa tante par une autre branche moins connue) et Essam – surtout – moment de joie – pour mettre en garde son ami Badara Ba, dont il sait la propension à mettre en boîte tous ceux qui portent notre patronyme .

•Le 20 octobre 2021 il me transfère une vidéo et un texte relatant les appréciations élogieuses portées par le grand écrivain français Victor Hugo sur le Prophète Mohamed ( psl) et l’Islam. Occasion qu’il saisit pour évoquer les titres les plus prestigieux des ouvrages de cet immense poète et des textes qu’ il connaissait par cœur. Qu’un si grand homme ait eu le courage et la lucidité de vanter les valeurs de la religion musulmane le confirmait, dit -il, dans sa conviction qu’ il ne faut pas désespérer du genre humain. Parole d’un humaniste authentique.

Que Firdawsi soit sa demeure éternelle !

Abdoulaye Elimane Kane

Professeur titulaire des Universités

Ancien ministre

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