PROSPECTIVES ET PERSPECTIVES DE LA GAUCHE SENEGALAISE.

Par Bassirou S. Ndiaye dit BANDIA, invité de la rédaction

Les batailles qui ont conduit à la victoire du « Projet » n’ont laissé aucune force organisée politique ou sociale indifférente. Parce qu’elles ont pris une position conjoncturelle ou structurelle, chacune d’elle se retrouve forcément aujourd’hui, dans un camp : celui des vaincus ou celui des vainqueurs. Or ces batailles ne peuvent être assimilées à des joutes sportives amicales à l’issue desquelles les protagonistes se serrent la main et s’embrassent comme des gentlemen anglais après un match de rugby. Elles ne se sont pas toujours tenues dans les limites démocratiques. Jalonnées de violences, de haines, de morts et parfois de sermons venus d’une chapelle compromise qui promettait l’enfer aux partisans d’un camp, elles ont profondément divisé le pays. Elles ont laissé des stigmates douloureuses, difficiles à cicatriser. La loi scélérate d’amnistie votée à la hâte, perçue comme une tentative désespérée de couvrir les arrières d’un régime moribond au crépuscule de son existence, apparait plus comme une provocation, la dernière ruade d’un âne battu.  

Ceux qui parlent d’une victoire de la gauche, résument peut-être un peu trop simplement une situation beaucoup plus complexe. Si les orientations économiques et sociales des vainqueurs laissent penser à une politique de gauche, il s’agirait alors d’une « nouvelle gauche », moins encline à disserter idéologie qu’à mettre en place des outils de gestion en faveur des masses laborieuses. Bien vrai, que la coalition hétéroclite qui a été battue pratiquait une politique de droite, mais elle rassemblait l’ensemble des partis de gauche classiques qui ont participé ou laissé faire le carnage financier et foncier, encouragé les dérives autoritaires ayant semé mort et désolation. Il serait pourtant injuste de stigmatiser l’ensemble des militants au sein de ces partis souvent victimes des choix de nomenklaturas à leurs têtes. Contre elles des positions courageuses ont été prises entrainant leur marginalisation, des scissions formalisées ou non, l’apparition de dénominations plus ou moins explicites, « parti couché » ou « parti debout » etc. pour affirmer leur ancrage idéologique et leur opposition à la politique libérale qui a conduit le pays au bord de l’abime.

Que faire ?

La « nouvelle gauche », (si on s’accorde sur l’appellation), c’est l’enfant légitime de la gauche historique. Si elle n’a pas besoin de brandir la faucille et le marteau pour s’identifier, elle a hérité de ses victoires dont le champ d’application a permis son existence en dehors de la clandestinité où elle serait réduite à des groupuscules ne s’exprimant que par des tracts rédigés dans des couloirs sombres à la lumière de bougies. Elle a aussi appris de ses erreurs, de ses divisions plus crypto personnelles qu’idéologiques. Elle tend une oreille attentive à de vieux briscards qui ont très vite compris qu’il était possible de bâtir un mouvement de gauche conquérant si on avait l’humilité de mettre son expérience au service de cette nouvelle génération. Il est donc impératif de jeter les bases d’une alliance basée sur l’action pour une mutualisation des forces patriotiques, anti impérialistes. Et c’est possible.

A propos de la gauche historique.

Du point de vue idéologique, la gauche historique n’a jamais été réellement divisée. Dans son ensemble, elle s’est toujours définie comme démocratique, patriotique et anti impérialiste. Son action guidée par la pensée de Marx, d’Engels et de Lénine, elle a hérité des conflits historiques nés des orientations stratégiques des pionniers qui ont tenté de traduire cette philosophie dans la pratique.  La pensée de Trotski, l’action de Staline d’abord, puis l’action et la pensée de Mao, les expériences d’Envers Khoja en Albanie ou de Tito en Yougoslavie ont été perçues comme des modèles de réussite, et donc des voies à reproduire sur l’échiquier national. Les postures diplomatiques et les engagements internationaux des parrains supposés ou réels, ont certainement influencé le pouvoir à évaluer le degré de « dangerosité » des différentes sensibilités au niveau local. Quoi qu’il en soit, la différence des traitements réservés aux uns et aux autres a fait apparaitre des suspicions, des inimitiés et des défiances. D’autres types de contentieux entre les différents courants de gauche et à l’intérieur même de certains verront la multiplication des groupes mais jamais sans remise en cause de l’idéologie marxiste-léniniste. La chute de l’URSS et le basculement des pays du pacte de Varsovie, sans éteindre les idéologies, a recentré les batailles politiques sur l’économie, la défense et la redistribution des richesses au niveau national. C’est le terreau fertile sur lequel ont germé « les nouvelles gauches », particulièrement en Europe occidental et en Amérique Latine.  

Au milieu des années 90, toutes les conditions étaient donc réunies pour l’émergence d’un parti de gauche fort capable de prendre les rênes du pouvoir. Mais ses dirigeants ont préféré unir leurs forces pour mettre en selle un pouvoir libéral qui les a démantelés les uns après les autres jusqu’au stade actuel. Ils survivent autour de groupuscules de conservateurs loin de l’avant-garde dont ils devaient se prévaloir. Ils sont entretenus des restes du pillage organisé par la droite rapace qui les tient en laisse depuis près d’un quart de siècle. Plus aptes à vanter le passé glorieux de leurs illustres aînés qu’à élaborer des projets et programmes attractifs fondés sur une demande sociale un peu trop en avance sur leurs mentalités, ils sont réduits à opérer des purges physiques et intellectuelles en leur sein, de tous ceux qui prônent la modernisation.     

Dynamique de la pensée marxiste-léniniste.

Entre la commune de Paris (1789) et la révolution d’octobre en 1917, plus d’un siècle s’est écoulé. C’est exactement128 ans de lutte, de réflexion, d’échecs et de succès. Si Karl Marx et Frederich Engels ont tiré les enseignements de cette expérience, leurs conclusions sous la forme d’un protocole pour une société industrielle avec une classe ouvrière forte, n’était pas applicable sur une Russie paysanne et rurale. Il a fallu le génie de Lénine pour élaborer et appliquer une solution marxiste concrète à la situation concrète de son pays. C’est peut-être pourquoi, le Professeur Amady Ali Dieng argumentait sur la nécessité d’une lecture africaine de Marx et d’Engels. Un de ses grands contradicteurs l’éminent philosophe Sémou Pathé Guèye (un des plus grands idéologues de sa génération), avait dû faire son mea culpa. En 1983 dans une conférence tenue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Karl Marx, il reconnaissait que le marxisme n’était pas la bible ou le coran et gagnerait à être adapté dans l’espace et dans le temps. Avant lui, Seydou Cissokho dans un article intitulé « De la social-démocratie » dans la revue Gestu, s’insurgeait contre la propension des Marxistes locaux à condamner toutes les formes de socialisme non conformes à leur vision. Révisionnistes, utopistes, déviationnistes, bourgeois décadents, etc., aucun mot n’était épargné pour qualifier ceux qui à côté d’autres options, avaient choisi le « socialisme démocratique » ou « le socialisme africain » comme mode de gouvernance. Seydou Cissokho invitait ainsi à leur accorder plus d’attention, à plus d’humilité au lieu de les diaboliser. Si l’histoire n’a pas tranché en leur faveur, elle a tout de même mis de l’eau dans les vins et permis en rendant possible un dialogue fécond entre les différents courants de gauche.

Les perspectives de la gauche.

La gauche bénéficie encore d’une immense estime auprès de la jeunesse, des mouvements associatifs, des syndicats et même osons le dire, des forces armées. Ce capital, elle le doit à son sens élevé de la patrie, ses capacités d’analyses prospectives, son courage, sa disponibilité au sacrifice et au don de soi pour tous les collectifs, indépendamment de leurs orientations idéologiques politiques ou religieuses. Ces qualités acquises dans les « écoles de formation des partis », n’ont pas toujours bénéficié à leurs formations du moins en terme électoral. Les militants en sont conscients, et les masses les considèrent comme leurs « armées naturelles » à envoyer au charbon chaque fois que nécessaire. La faiblesse ou la disparition des partis classiques de gauche, ces laboratoires de la pensée marxiste-léniniste, serait donc une grande perte. Elle serait préjudiciable aux mouvements associatifs au sein desquels leurs militants constituent sans se le réclamer les moteurs des luttes pour l’émancipation, le bien-être matériel et moral. Elle affecterait aussi la qualité des débats au sein des instances de décision, dans les écoles et les universités, et même à l’intérieur des lieux d’exercice de professions très éloignées de la politique. Le pouvoir colonial puis néocolonial s’est évertué à marginaliser son action, évitant d’évoquer les hommes et les femmes qui l’ont incarnée même au bas d’une page d’histoire, au coin d’une rue ou sur les façades des édifices publiques. Pourtant la gauche classique reste un patrimoine historique inestimable à préserver quelle que soit les vicissitudes de son histoire.

Les mots et les maux d’un dialogue à maturité.

Pour bâtir un mouvement conquérant, la gauche classique devra se préparer à ouvrir les portes d’un dialogue de type nouveau, avec des maux hérités de son histoire et des mots adaptés à la situation économique, politique, social et culturelle d’abord, technique et technologique ensuite. Ses potentiels interlocuteurs évoluant dans un environnement qui lui est loin d’être familier, elle devra d’abord apprendre à renoncer à son mode de fonctionnement. Les twists et les posts, signeront les accords et les désaccords. A la place des signatures sur des feuilles de présence, les téléconférences bousculeront les longues retraites et les nuits d’insomnies autour de sujets brulants. Quelles que soient les résolutions issues des instances, toutes les positions des uns et des autres seront rendues publiques, … presque instantanément. Le centralisme démocratique pourrait ne plus être qu’un engagement moral de loyauté envers la majorité, et non une obligation de taire ses opinions en dehors des instances. Le monolithisme idéologique laissera la place à une pluralité de vastes courants idéologiques et le parti deviendra une grappe de pensées soudées sur des objectifs partagés.

De la reconnaissance pour les pionniers.

Les dirigeants de la gauche historique peuvent avoir l’impression que leur lutte n’a pas été reconnue à sa juste valeur. C’est pourtant eux qui ont payé le plus lourd tribut pour obtenir les acquis démocratiques qui apparaissent à la nouvelle génération comme l’aboutissement naturel d’une société. La vérité est qu’ils ne l’ont vraiment pas cherchée. Ils faisaient certainement sienne cette déclaration de Seydou Cissokho : « Nous n’avons aucun mérite d’avoir fait ce que nous avons fait parce que nous étions les seuls à pouvoir le faire quand ceci devait être fait. » A l’ère du numérique, on ne peut réellement pas apprécier les sacrifices consentis pour porter les messages dans les différents coins du pays. Et il ne s’agissait pas seulement de difficultés physiques et techniques. Imaginez vivre en clandestinité dans un pays avec une seule radio, un seul journal et plus tard une seule chaine de télévision où toute forme de rassemblement était interdite. Imaginez le militant clandestin qui ne pouvait loger ni chez lui ni chez des amis, qui ne pouvait se rendre dans aucune structure sanitaire publique ou privée pour se soigner, un pays où tous les modes de transport étaient contrôlés par la police disposant des signalements des hommes et des femmes, recherchés parfois morts ou vifs. C’est dans cet environnement que des hommes et des femmes ont dû évoluer pour déjouer les polices ou au pire se faire arrêter et emprisonner, enrôler dans l’armée et souvent envoyés en premières lignes dans des fronts chauds sans formation et sans armes. Quelles que soient les vicissitudes de leur parcours, ceux et celles qui les ont côtoyés resteront admiratifs et n’émettront jamais la moindre critique en leur endroit.

Rêves ambivalents du Grand Soir.

Il est compréhensible d’entendre la nouvelle génération parler de l’échec de la gauche classique dans sa quête du « grand soir ». S’il s’agit de le regretter, c’est une position à louer. Mais s’il s’agit d’une critique méprisante laissant entendre qu’elle serait incapable, alors il faut la condamner. C’est pourtant un débat qui a été agité au sein de la gauche elle-même. Le pays a connu des années de fortes agitations sociales ayant fragilisé le pouvoir en place, au point de remettre en cause son autorité et son avenir. Mais le puissant mouvement populaire a préféré se limiter à des concessions démocratiques au lieu d’en finir avec le pouvoir en place. Cette position, sera reproché par une frange de la gauche classique qui disait que : « le pouvoir était dans la rue et qu’il suffisait de se baisser pour le ramasser ». Il faut reconnaitre que l’impérialisme n’était pas disposé à renoncer à ses colonies. Quels que soient les moyens d’y parvenir, la position géostratégique du pays dans le contexte de la guerre froide ne permettait pas à la gauche de prendre le pouvoir et de s’y maintenir. Partout où l’expérience a été tentée, par la voie démocratique ou par les armes (exception faite de l’Algérie), l’impérialisme est revenu par la fenêtre par des coups d’état sanglants menés par des militaires qui ont semé le chaos. C’est le cas au Mali (Modibo Keita), au Congo (Patrice Lumumba), au Ghana (Kwame Nkrumah), au Cameroun (Ernest Ouandié), ou plus récemment au Burkina Fasso avec Thomas Sankara.  

Le sceau des héros et des martyrs.

Une chape de plomb couvre encore l’histoire de la gauche historique, surtout dans la clandestinité. Une sorte d’omerta entre « initiés sortis de bois sacrés » entretenue par la peur, la modestie ou le désir de couvrir des héros méconnus qui leur ont apporté soutien matériel et moral aux heures les plus difficiles à partir de stations stratégiques insoupçonnables. Tout n’a pas encore été dit aussi dans la probabilité du choix de la lutte armée comme mode de conquête du pouvoir. Le sujet a certainement été débattu au sein de cercles restreints qui ont préféré là encore, garder le silence. L’amorce d’une guérilla étouffée dans l’œuf est même évoquée. Mais, l’absence d’archives probantes ne permet pas encore de dire à coup sûr qu’il y a bien eu début d’exécution. Pourtant, quelques années avant la chute du mur de Berlin, une frange de la gauche classique était encore acquise à la lutte armée. Et elle défendait avec ses mots que « la victoire est au bout du fusil » SIC. Une autre frange condamnait cette position qualifiée d’aventuriste, de dangereuse et sans perspective. Mais puisque l’histoire ne se fait pas avec des « si… », contentons-nous de ce qu’elle a accouché.

La conquête démocratique du pouvoir, une stratégie ou une obligation.

Si on s’en tient à la littérature accessible, il s’agit bien d’un choix stratégique motivé par la géopolitique même s’il est difficile de ne pas tenir compte de l’influence du courant eurocommuniste en France, en Italie et en Espagne particulièrement. Il convient de reconnaitre que la prise du pouvoir n’a jamais été une obsession de la gauche historique, en tout cas pas une priorité immédiate. Cette posture est traduite par l’éminent Seydou Cissokho, ce grand penseur méconnu de la nouvelle génération qui disait : « Nous ne nous battons pas pour nous, mais contre un système, certainement au profit d’autres générations. Ceux qui s’attendent à récolter les fruits de leurs investissements peuvent donc quitter nos rangs, parce que le grand soir ce n’est manifestement pas pour aujourd’hui ». S’il ne traduisait pas la position de tous ses camarades d’alors, il avait le mérite de poser et de les inviter autour de l’option stratégique de l’époque par rapport à une situation concrète. Parce qu’un environnement plus propice le permet et le rend possible aujourd’hui, la nouvelle gauche peut se battre contre un système, certainement pour cette génération elle-même, en invitant dans ses rangs tous ceux qui pensent que l’heure du grand soir, a manifestement sonné.

A son époque, la gauche historique était consciente que l’emprise impérialiste avec des bases militaires étrangères surdimensionnées quadrillant militairement, policièrement et même sociologiquement, grâce à une bande soumise aux ordres à qui le pouvoir colonial avait délégué la gestion du pays rendait le rapport de forces trop déséquilibré.

A suivre….

Les chroniques de Bandia, mai 2024

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Comments

Une réponse à « PROSPECTIVES ET PERSPECTIVES DE LA GAUCHE SENEGALAISE. »

  1. Avatar de Dr diagne
    Dr diagne

    une analyse cohérente et rationnelle.

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